Oldies But Goodies: Thun’Da King of Congo #1 (1952)

7 mai 2011 Non Par Comic Box

[FRENCH] Frank Frazetta est devenu une légende comme illustrateur, après avoir travaillé pendant des années dans l’univers des comics. S’il aura créé peu de personnages récurrents, son influence sur les générations suivantes d’artistes sera déterminante. L’étendue du talent de ce Michel-Ange du Golden Age est peut-être encore plus manifeste dans les cas où il a donné vie et substance à des séries qui, autrement, n’auraient été que des stéréotypes. Le scénariste Gardner Fox est un pilier de l’histoire des comics, co-créateur du Sandman, du Flash, d’Hawkman, de Doctor Fate ou encore de la Justice Society of America (il sera aussi, plus tard, l’un des architectes du Silver Age). Une imagination prolifique étoffée dans sa jeunesse par une lecture assidue des romans d’Edgar Rice Burroughs (Tarzan, John Carter…). Quand ces deux géants se rencontrèrent, ils donnèrent naissance à ce qui aurait pu n’être qu’un ersatz de Tarzan mais devint finalement le précurseur d’un héros rugissant de Marvel Comics.

« Loin dans les vapeurs et le brouillard de l’Afrique se trouve un pays perdu, un pays mentionné par les aviateurs… mais une contrée jamais touchée par la civilisation, où les plus forts sont rois tandis que les faibles meurent ou sont conquis ! D’étranges histoires ont été contées au sujet de mastodontes monstrueux qui hante ce monde mystérieux, des récits sur des géants à carapace qui se battent jusqu’à la mort dans des eaux marécageuses et qui font trembler la terre par la violence de leur combat ! Mais nulle histoire est plus étrange que celle qui concerne celui qui a frappé l’ancien gong de Kalla le Cruel, qui s’éleva avec son astuce et ses muscles vers l’Autel de Harnn, l’homme du monde extérieur qui est devenu… le Roi des Terres Perdues !« . Sur la première page de l’histoire, à droite de cet texte de présentation, les traits tracés par Frank Frazetta lorgne ouvertement sur le style de Burne Hogarth, artiste emblématique de Tarzan. Il semble d’ailleurs que l’idée de départ de Thun’Da soit du seul Frank Frazetta Et de ce fait le « Roi des Terres Perdues » (ou « Lost Lands » en VO) ressemble énormément à John Clayton, alias Lord Greystoke, alias, donc, Tarzan.

Mais Frazetta connaîtra des problèmes de rythme dans la mise en place de son histoire (voir Alter Ego – The Comic Book Artist Collection page 20, qui évoque en diagonale l’événement). On lui adjoindra finalement Gardner Fox pour mettre en forme le tout. Mais ce n’est pas l’auteur qui va, dans un premier temps en tout cas, cultiver la différence : Fox ne s’est jamais caché (c’est à dire qu’il l’a confirmé à l’occasion dans quelques interviews) d’être un fan des écrits d’Edgar Rice Burroughs (le créateur de Tarzan). En lançant Thun’Da King of Congo, Fox et Frazetta réalisaient sans doute une de leurs plus grosses envies : inventer leur équivalent de Tarzan. Encore qu’il est fort possible (et on verra un peu plus tard pourquoi) qu’il se soit agit d’un simple boulot de commande réalisé pour Magazine Enterprises, l’éditeur du titre. Mais qu’ils soient à l’origine du projet où qu’ils aient répondu à la demande, il est certain que Fox et Frazetta étaient pour ainsi dire prédisposés à créer un roi de la jungle mémorable…

Le récit débute pourtant par un élément qui ne renvoie pas au Tarzan d’Edgar Rice Burroughs mais bien à sa version cinématographique, quand on découvre que le périple du héros à débuté « quelques années plus tôt, quand les sables du Sahara rougissaient du sang de l’Afrika Korps de Rommel et que les avions alliés rugissaient au dessus de jungles infestées de gorilles, transportant nourritures et matériels…« .

Visiblement, comme nous le montre un des dessins, l’un de ces avions a heurté le sommet d’une montagne et s’est écrasé loin de la civilisation. C’est en cela que ce début d’origine s’éloigne du Tarzan des livres (ses parents meurent, abandonnés par des bandits) pour se rapprocher de celui du cinéma. Dans « Tarzan Finds A Son! » (1939), « Boy » (qui deviendra le fils adoptif du roi de la jungle) est le seul survivant d’un crash d’avion (l’engin vu dans la scène d’ouverture de Thun’Da en 1952 étant assez similaire à celui aperçu dans le film de 1939). La grosse différence, ici, c’est qu’alors que l’avion est sur le point de s’enfoncer dans une eau sombre, on peut apercevoir d’étranges charognards volants qui surveillent la catastrophe en train de se produire : des ptérodactyles ! En fait le crash attire l’attention des créatures de la Lost Land. Un énorme dinosaure surgit et, énervé par la présence de l’avion, s’en empare et commence à le secouer dans sa gueule. Un homme est éjecté de l’habitacle et vite repéré par un des ptérodactyles qui fait mine de l’emporter dans les airs. Heureusement pour lui, l’homme a un pistolet sur lui et arrive à tuer la bête avant qu’il ne soit trop tard: « Je n’ai que sept balles dans cette arme… Il faut que chacune compte !« . Puis l’homme constate qu’il a abattu la créature volante : « C’est mort… quoi que cela puisse être !« .

La Lost Land, vous l’aurez compris, est une contrée où les dinosaures et autres reptiles géants existent toujours. Gardner Fox, pour le coup, ne cherche pas à cacher la filiation avec Edgar Rice Burroughs. Elle est évidente. Non seulement il y a plusieurs romans de Tarzan où le roi de la jungle s’aventure dans ce genre de jungle oubliée mais en plus le terme de « Lost Land » est carrément utilisé dans « Tarzan the Terrible » (1921) pour désigner le royaume de Pal-Ul-Don, où les dinosaures continuent d’exister. Le scénario de Fox se comporte donc comme si le survivant venait de se poser en catastrophe dans un coin de l’univers de Tarzan.

Vu que cette scène d’origine est supposée se dérouler pendant la seconde guerre mondiale, les lecteurs peuvent même pousser le vice jusqu’à imaginer que le crash d’avion vu en 1939 dans « Tarzan Finds A Son! » et celui de Thun’Da ne sont qu’une seule et même catastrophe. L’homme serait alors le père génétique de Boy. C’est d’autant plus possible qu’une fois débarrassé de son ptérodactyle, l’aviateur, nommé Roger Drum, déambule dans les marais sans but fixe. Le choc l’a tout bonnement rendu amnésique : « Je n’arrive pas à penser, à me souvenir qui je suis ou bien où je suis, un peu comme un bébé. Et cependant je connais cet uniforme… et j’ai un revolver« . Dans la pratique, Roger Drum se souvient de tout ce quo fait de lui un homme « civilisé » mais a perdu tout souvenir de son existence avant d’arriver dans la Lost Land (le but de la manoeuvre étant sans doute qu’il n’ait plus de raison de vouloir aller ailleurs).

 

Mais bientôt Roger est surpris par de colossaux « hommes des cavernes« , des hommes-bêtes qui lui bondissent dessus sans véritablement lui laisser le temps de se défendre. Avant d’avoir pu faire usage de son arme et de ses dernières balles, Roger est assommé et transporté comme du gibier. Ses agresseurs escaladent alors une échelle, le long d’une grande falaise et se rendent à leur village, où il est réduit en esclavage. Pendant deux semaines Roger Drum vit comme un véritable homme des cavernes, toujours sous bonne escorte. Mais il arrive à saisir assez du dialecte de ses ravisseurs pour comprendre qu’ils ont prévu de le sacrifier cinq nuits plus tard. Heureusement pour lui, les hommes-bêtes pensent qu’il est trop chétif pour poser un problème. Un jour qu’il est au pied de la falaise et que ses adversaires sont en haut, Roger détruit l’échelle, ce qui ralentit toute tentative de le poursuivre. Puis Roger s’enfuit dans la jungle. Les hommes des cavernes sont furieux mais seuls trois d’entre eux trouvent un moyen de descendre de la falaise. Roger se retourne et tire deux balles, tuant deux des hommes. Puis il achève le troisième à coup de massue, abandonnant leurs dépouilles : « Quand ils vous trouveront ici, en admettant qu’ils vous trouvent… Ils y repenseront à deux fois avant de me poursuivre…« . Puis Roger Drum disparaît dans la jungle, conscient qu’il n’a plus que trois balles dans son revolver et qu’il doit se trouver de nouvelles armes s’il veut survivre aux dangers de ce monde terrible…

A quelques kilomètres de là, une file d’hommes plus évolués avancent. Enfin, hommes… A leur tête marche une superbe jeune femme, Pha, dans une sorte de maillot de bain en fourrure noire. Ce sont des humains, pas des « hommes bêtes » et la jeune femme se lamente. La race des cavernes pullule « comme des moustiques sur la peau d’un tigre à dents de sabre. Si seulement nous pouvions trouver un moyen pour qu’ils aient peur de nous« . Un de ses compagnons de route insistent alors sur le fait que les hommes-bêtes sont une race plus jeune, plus vivace qu’eux, le « Peuple de la Vallée« . Même si on pourra s’interroger sur le fait que, scénaristiquement, la race physiquement la plus bestiale soit qualifiée de plus « récente », arrêtons nous quelques secondes pour parler du travail d’orfèvre de Frank Frazetta qui sculpte autant ses personnages qu’il les dessine. S’il est lui-même inspiré de Burne Hogarth, il ne fait pas de doute que le style de Frazetta annonce celui d’artistes plus tardifs comme Berni Wrightson. La Princesse Pha pourrait, elle, sortir d’un carnet de croquis de Dave Stevens (Rocketeer). Le crayon de Frazetta est un argument de poids pour donner de la force, de l’esthétique à quelque chose qui, dans le cas contraire, serait ressemblerait surtout à un remix de Tarzan.

Bientôt Pha aperçoit au loin un homme… mais un homme qui ne ressemble absolument pas aux hommes des cavernes. Il est semblable en tout point au peuple de la vallée de Shareen. Il s’agit bien sûr de Roger mais Pha est méfiante. Elle n’a jamais entendu parler d’un autre peuple dans les environs et se demande si l’homme mystérieux n’est pas un nouvel ennemi : « Nous ne devons prendre aucun risque ! Les hommes et femmes de Shareen sont si peu nombreux que nous ne pouvons permettre que nos adversaires s’en aperçoivent« . Du coup, Pha et les gens de Shareen préfèrent se cacher et laisser l’homme passer. Seul dans la jungle, Roger doit alors s’inventer un nouvel arsenal pour survivre. Heureusement s’il a oublié d’où il vient, son savoir est resté intact. Il a vite fait de se construire un arc et es flèches. Les jours passent, deviennent des semaines puis des mois et Roger survit en chassant dans la jungle, entretenant son corps. Avec le temps qui passe, il prend un physique de véritable athlète. Accroché à des lianes, il se balance d’arbres en arbres et arrive même, au besoin, à s’emparer d’un lapin sous le nez d’un tigre à qui comptait bien en faire son repas. Mais un jour Roger écoute le cri d’une femme qui transperce la jungle.

Sans savoir qui est la femme, Roger se précipite… et assiste à une bataille entre les hommes des cavernes et un petit détachement du peuple de Shareen. La femme qui vient de crier, c’est Pha. Son groupe est en train de se faire exterminer. Heureusement pour elle Roger arrive au bon moment. Mais les brutes ne sont pas impressionnés. Pour eux, il n’est jamais que « celui qui a fuit dans les arbres« . Ils ne pensent pas qu’il peut représenter une menace. Les hommes-bêtes et le peuple de Shareen ignorent complètement la pratique de l’arc. Ils sont sidérés quand Roger tue plusieurs de ses adversaires alors qu’ils sont à plusieurs mètres de lui. Pha s’écrie : « Il les tue… à distance… Juste avec des petits bâtons !« . Et contrairement à ce qu’on aurait pu croire, Pha est loin de se réjouir de la scène. Au contraire elle s’enfuit terrifiée à la vision de cet homme mystérieux qui lance des bâtonnets mortels. Roger la voit décamper mais se méprend sur sa réaction : « Elle est effrayée à mort ! Je ne peux pas la blâmer. Une terre sauvage comme celle-ci n’est pas un endroit pour une fille !« .

Laissé seul avec les hommes des cavernes, le sosie de Tarzan peut enfin se venger de sa période de captivité et continue de tuer ses assaillants : « Venez et prenez, les gars! J’ai plein d’autres flèches pour vous !« . Fou de rage, Roger s’acharne à mains nues sur le dernier des hommes-bêtes : « Ta race m’a maltraité que je suis arrivé ici. Maintenant c’est mon tour de te montrer mes muscles !« . Puis il épargne finalement la brute battue : « Va dire à ta race que je serais ici, à les attendre… A chaque fois qu’ils voudront sentir la morsure de mes bâtons pointus !« . En clair, Roger vient de devenir l’homme qui fait peur au peuple des cavernes. Ce dont rêvait Pha quelques temps plus tôt. Mais hélas elle ne le réalise pas. Elle est repartie en vitesse vers la cité oubliée de Shareen, expliquant à ses semblables qu’ils doivent réunir beaucoup de gens afin de capturer « l’homme qui tue à distance« . Pha veut visiblement s’emparer de ses secrets…

Pendant ce temps, Roger voit une procession d’hommes des cavernes préparer un raid (sans doute vers Shareen). Après avoir sauvé Pha, le héros sait donc désormais qu’il y a d’autres hommes « normaux » dans la Lost Land. Il s’élance pour les prévenir du raid imminent : « Je vais prévenir le peuple de la vallée. Ils seront contents et deviendront mes amis« . Mais l’accueil n’est pas vraiment celui qu’il attendait. D’abord, il ne connaît pas leur langage et tente de se faire comprendre par des gestes pacifiques. Mais Pha, à la tête du détachement, ne pense qu’à ordonner la capture de son sauveur : « Capturez-le, vivant et intact !« . Roger réalise bien qu’ils sont menaçants mais, dans le même temps, remarque qu’ils ne lancent pas leurs lances. C’est donc qu’ils ne veulent pas le tuer. Mais reste qu’il faut absolument les prévenir de l’arrivée de leurs ennemis. Et la langue reste une barrière. Aussi, le héros décide d’utiliser un autre stratagème. Il saute dans les branches d’un arbre et capture Pha avec une corde, un peu comme s’il l’avait prise au lasso. Il la hisse à ses côtés : « Je vais lui montrer l’armée des hommes des cavernes. Elle comprendra et dira à ses hommes de me laisser tranquille…« .

Pha se retrouve dans les bras de Roger et aperçoit, au loin, les primitifs qui approchent. Malheureusement ces derniers peuvent voir aussi le couple et se précipitent vers eux en lançant des haches et divers projectiles. Roger et la princesse s’éloignent en courant. Pha réalise soudain que son sort est lié à celui de l’homme : « Si une de ces armes le frappe, les gens de la falaise m’emmèneront dans leurs cavernes !« .

Bientôt l’homme et la femme approchent d’un étrange passage rocheux qui mène jusqu’à un gong. Pha est terrifiée. Elle s’exclame : « C’est le gong de Kalla, l’utiliser invoque le dieu ancien du Mal !« . Mais Roger ne réalise pas ce qu’elle veut lui dire. Bien au contraire : « Je ne sais pas ce que tu dis poulette mais je vais taper sur ce truc, rien que pour voir ce qui se produit« . Roger tape de toutes ses forces sur le gong ancien mais quand il se retourne il voit que Pha est morte de frayeur. Même leurs poursuivants, qui étaient en passe de les rattraper, sont tombés à genoux et hurlent de terreur…

Il faut dire que de derrière le gong surgit un serpent colossal, grand comme une grue… C’est visiblement la créature qui tient lieu de dieu du mal pour les habitants de la Lost Land. Et Roger vient de le réveiller sans le vouloir. Les hommes des cavernes et Pha sont paralysés… Roger décide alors d’intervenir avant qu’ils soient dévorés par la bête. Il tente d’abord de le tuer avec son arc et ses flèches mais la peau du reptile est trop épaisse. Il n’y arrivera pas de cette manière. Heureusement pour lui, Roger a encore sur lui son revolver, pourvu de ses toutes dernières balles. Roger vide le chargeur sur la tête du serpent… Et enfin le monstre s’écroule, mort. Les hommes des cavernes sont alors admiratifs et s’exclament « Thun’Da ! Seigneur du gong magique [1] ! Thund’Da qui a tué le serpent qui entoure le monde ! Thun’Da, le roi des territoires perdus !« . Et Pha, admirative, se sert contre l’épaule de son champion. En fait « Thun’Da » est une approximation phonétique de « Thunder » (« Tonnerre » en anglais), surnom venant forcément du bruit qu’à fait le revolver.

Bien sûr, Roger juge malin de ne pas leur dire qu’il n’a plus de balles dans son revoler et devient ainsi le maître incontesté de la Lost Land, comme le souligne le narrateur dans la conclusion : « Et ainsi Roger Drum, qui est depuis connu sous le nom de Thun’Da, pu enfin faire la paix et devenir ami avec la reine du peuple de la vallée… et aussi avec les hommes des cavernes !« . En fait « d’amitié » il deviendra évident dans les histoires suivantes que Thun’Da et Pha forment un couple, au minimum sur le plan platonique. Il sera ensuite insinué qu’à partir de ce moment les habitants de la Lost Land se servent du gong, véritable bat-signal de la jungle, pour appeler Thun’Da en cas de besoin…

Dans la seconde histoire (également contenue dans le premier numéro), Pha explique à Thun’Da (entre les deux récits il a visiblement appris la langue locale) que les ancêtres des habitants de la Lost Land sont arrivés « par le ciel » et que l’endroit est entouré d’une barrière rocheuse qui empêche quiconque d’en sortir. Dans une autre page elle expliquera au contraire que c’est un éboulement qui a bouché l’issue vers le monde extérieur… Les deux explications servant un seul but : démontrer que Thun’Da est piégé dans la Lost Land… Mais c’est surtout le troisième récit (publiée elle aussi dans Thun’Da #1) qui va décider d’un double tournant pour la série. Si Thun’Da a trouvé son équivalent de Jane en la personne de Pha, il lui manque encore la compagnie d’animaux pour parfaire la symétrie avec Tarzan. Hors, dans cette histoire, Thun’Da tue Krag, un terrible tigre à dents de sabre qui sévit dans les environs. Après avoir tué l’animal dangereux, le héros réalise qu’il était accompagné d’un bébé-tigre. Thun’Da décide alors de l’apprivoiser, au grand dam de Pha qui lui explique qu’aucun homme n’est jamais arrivé à dompter un tigre. Forcément, comme Thun’Da sort du commun, il arrivera cependant rapidement à en faire son compagnon de jeu. Puis au fur et à mesure que le tigre (surnommé « Sabre« ) grandit, il devient un véritable frère pour l’humain…

Thun’Da devient le premier héros récurrent des comics à être accompagné d’un tigre à dents de sabre ! Autant dire qu’il passe du rang de simple clone de Tarzan à celui de précurseur du Ka-Zar moderne de Marvel, également flanqué d’un tigre similaire et seigneur d’une terre sauvage hantée par les dinosaures… Non pas qu’il faille forcément en déduire que Ka-Zar est une tentative délibérée de copier Thun’Da. Dans les romans de Tarzan, quand il lui arrivait de parcourir des lieux habités par des dinosaures, l’existence des tigres à dents de sabre était mentionnée. A partir de là il est assez facile de comprendre comment deux personnages inspirés de Tarzan et vivants dans des endroits similaires à Pal-Ul-Don pourraient être logiquement accompagnés d’un plutôt que d’un lion ou d’un animal plus classique.

Il est fort probable que plus on avance dans le numéro et moins on est proche de l’idée de base de Frazetta. On sent bien que le concept se dénature, comme par glissement. Par exemple les dinosaures « historiques » sont seulement aperçus au moment du crash de l’avion et deviennent pratiquement inexistants après (sauf si on compte le serpent géant, éliminé au terme de la première histoire). Dans la troisième histoire, qui voit l’arrivée de Sabre dans la série, un éboulement dégage le passage entre la Lost Land et le monde extérieur. Quelques chasseurs « modernes » s’aventurent alors sur le territoire de Thun’Da pour essayer de s’approprier de l’or. Dans la bataille Thun’Da, Pha et Sabre se retrouvent à l’extérieur de la Lost Land quand… un nouvel éboulement se produit, refermant le passage. Thun’Da, Pha et Sabre se retrouvent alors piégés dans une jungle « normale » et, dans les épisodes suivants, seule la présence du tigre trahit le fait que Thun’Da et Pha ont un jour habité dans une jungle oubliée. Une première hypothèse veut que Gardner Fox voulait un personnage aussi versatile que Tarzan (et donc pas seulement spécialisé dans les dinosaures mais aussi capable de faire référence aux événements du monde). D’ailleurs le quatrième chapitre de ce premier numéro montre Thun’Da luttant contre des agents soviétiques voulant s’emparer de l’uranium du Congo pour construire des bombes. Vous noterez au passage que l’idée pour les communistes d’aller chercher de l’uranium dans une jungle oubliée du Congo est une véritable tradition, un poncif de ce sous-genre qu’on trouve aussi bien dans les aventures de Lo-Zar que dans celles du Ka-Zar moderne (si ce n’est que le Vibranium remplace l’Uranium). Comme quoi finalement on arrive à des situations vraiment très similaires même avec des éditeurs et des auteurs différents.

Pour en revenir au changement d’orientation de la série, il est cependant difficile de croire, vu le reste de sa production, que Gardner Fox aurait pu être réellement gêné par la présence d’éléments fantastiques. Une autre possibilité (plus probable) serait que c’est l’éditeur qui faisait pression sur l’équipe créative pour « normaliser » les aventures du héros. Mais pourquoi ? On peut imaginer que Magazine Enterprises tenait compte des pressions des associations familiales, alors qu’on était finalement à seulement deux ans de l’adoption du Comics Code. Peut-être était-ce une raison pour diminuer la présence des dinosaures dans la série. Mais l’explication est sans doute autre. Il faut dire que les droits de Thun’Da avaient été vendus de manière incroyablement rapide. Officiellement daté de 1952, le premier numéro de la série est probablement paru fin 1951. Mais dès le mois de mai 1952 les studios Columbia Pictures sortaient déjà un serial adaptant les aventures de Thun’Da sous le titre « King of the Congo« . Magazine Enterprises était un partenaire de Columbia depuis les années 40, adaptant en comic-books certains personnages de western. Vu les délais minuscules dans le cas de Thun’Da, il y a tout lieu de croire que Columbia était partenaire dès le lancement du projet, cherchant sans doute une « propertie » qui pourrait devenir un nouveau Tarzan. Mais on comprend facilement que les dinosaures et les serpents géants n’étaient pas du goût du producteur de cinéma, puisqu’ils impliquaient des effets spéciaux (et par conséquent un certain budget, même pour les « effets » de l’époque). Diminuer le fantastique dans la série et transformer Thun’Da en « simple » seigneur d’une jungle africaine permettait de rendre le personnage plus compatible avec une adaptation cinématographique… Quoi qu’il en soit, au fur et à mesure qu’on avance dans les chapitres de la BD, il devient évident que le bébé de Frazetta est graduellement vidé de toute substance.

En mai 1952 sort donc le serial « King of the Congo », dans lequel Buster Crabbe (auparavant interprète de Flash Gordon, Buck Rogers mais aussi… de Tarzan the Fearless) incarne Roger Drum/Thun’Da. King of the Congo ressemble a un curieux remix des éléments de la BD. Dans cette version l’aviateur Drum est descendu alors qu’il survole l’Afrique. Élément nouveau : Drum transporte un microfilm hautement stratégique. Il doit échapper à des espions (sans doute communistes) qui cherchent par ailleurs à s’emparer des ressources du Congo et en particulier un métal inconnu « encore plus radioactif que l’Uranium » (quand je vous disais que les héros de la jungle semblent condamnés à défendre l’uranium congolais). Visiblement l’intrigue est une combinaison de l’origine de Thun’Da et du quatrième chapitre du premier numéro. Les hommes des cavernes sont là tandis que le peuple paisible de la vallée est rebaptisé « peuple du rocher » mais apparaît aussi à l’écran, dirigé par la Princesse Pha. Outre les dinosaures qui sont aux abonnés absents, Sabre n’est pas mentionné (il aurait pourtant été drôle de voir un tigre ou un lion se promener avec des longues dents en carton pâte). En dehors de cette simplification du contexte, l’origine reste relativement fidèle (Thun’Da reçoit bien son nom après avoir tapé sur le gong).

Relativement fidèle, sans doute, mais tourné dans le dos de l’auteur : Frank Frazetta ne sera pas crédité et ne touchera jamais un centime pour cette adaptation de son idée. De toute façon il avait déjà claqué la porte de Magazine Enterprises au moment de la sortie du serial. Il semble qu’il avait réalisé assez tôt qu’il s’était fait avoir : dès le numéro #2, le dessinateur fut remplacé par Bob Powell, qui n’était pas l’un des plus mauvais artistes de son époque mais qui pouvait difficilement soutenir la comparaison avec Frazetta.

Sans le graphisme puissant du créateur du personnage, Thun’Da allait instantanément perdre de sa superbe (bien qu’apparemment les scénarios continuent d’être écrits par Gardner Fox). Le deuxième numéro semble être un compromis pour justifier la continuité du feuilleton de la Columbia. Qui plus est, Cave Girl (« la fille des cavernes« ), une autre héroïne est rajoutée pour compléter le numéro. Elle partage sa première aventure avec Thun’Da et tous les deux affrontent un personnage nommé Kor (non, pas ce Khor, mais pour un peu…). Et justement il se trouve qu’un des personnages secondaires du serial King of the Congo est nommé Kor.

Mais le compromis est temporaire. A la fin de leurs aventures dans ce deuxième numéro, Thun’Da, Pha et Sabre trouvent l’emplacement du fabuleux cimetière des éléphants (lieu recherché par tous les chasseurs d’ivoire et amplement cité dans les aventures de Tarzan). Regardant au-delà du cimetière, Thun’Da et Pha sont alors sidérés de trouver un passage qui mène à vers la Lost Land. Ils font donc le chemin inverse pour rentrer chez eux et retrouver, dans la foulée, le contexte préhistorique, dinosaures inclus.

Dès Thun’Da #3, le héros aura l’occasion d’affronter un tyrannosaure surnommé le Dragon Devil (et qui n’a au demeurant aucun lien avec le Devil Dinosaur créé des décennies plus tard par Jack Kirby). Et pour faire bonne mesure et rester fidèle à ses racines tarzanides, Thun’Da se battra aussi dans le même numéro contre un lion nommé Simba… Mais on sent qu’en coulisses une lutte d’influence continue de se poursuivre pour ramener Thun’Da dans un cadre réaliste. Au point que les dernières aventures du héros se feront dans une jungle relativement ordinaire, principalement peuplée d’indigènes et à nouveau sans dinosaures. On pourrait sans doute en déduire que Thun’Da, maintenant qu’il connaît un passage, opère des deux côtés de la paroi rocheuse. Mais même Sabre finit par disparaître… Tout ce qui pourrait nécessiter des effets spéciaux est escamoté et s’il y a bien une tribu oubliée dans Thun’Da il ne s’agit que de femmes guerrières de la cité d’Amazonia, vêtues de pseudo-armures romaines.

Mais si l’influence « réaliste » du serial ne servira finalement pas à grand chose : à l’époque la mode des pseudo-Tarzans est en train de s’essouffler. King of the Congo est d’ailleurs considéré comme le dernier serial consacré à un clone de Tarzan. Il est fort probable que le comic-book ne s’en tirera guère mieux puisque Magazine Enterprises arrêtera les frais dès 1953, après le sixième épisode.

Difficile de savoir ce qu’aurait donné la carrière de Thun’Da si Frazetta et Fox avaient pu s’en tenir à leur version, celle d’un seigneur de la Lost Land affrontant des dinosaures en compagnie de Sabre. L’influence de Tarzan serait restée tangible, Thun’Da serait resté en un sens académique mais la série aurait sans doute été de toute beauté. Et Thun’Da #1, entièrement dessiné par Frazetta, demeure un trésor du Golden Age. Et puis, quand même, il y a cette silhouette de seigneur d’une « terre sauvage » marchant dans la jungle au côté d’un tigre à dents de sabre. Accidentellement ou pas, Thun’Da est, du coup, un des ancêtres du Ka-Zar de l’univers Marvel moderne… Pas mal pour un héros qui devait au départ se contenter d’imiter Tarzan…

[Xavier Fournier]

[1] Il y a un jeu de mots voulu par les auteurs : bien que j’ai qualifié de « gong » (le terme me paraissait plus explicite) l’objet qui réveille le serpent géant, dans la version originale c’est le terme tambour qui est utilisé (soit « drum » en anglais). Le héros, nommé Roger « Drum » accède donc au rang de roi de la jungle après avoir lui-même frappé sur son homonyme, un tambour…