Trade Paper Box #34 – L’Appel de l’Espace

27 février 2011 Non Par Comic Box

[FRENCH] Will Eisner et des thématiques SF ? En voilà un combo qu’il est appétissant. Mais autant clarifier ce point sans attendre : dans « L’Appel de l’Espace », le « contact » avec une vie extraterrestre est bien plus un prétexte à montrer ce qu’il serait advenu de notre bel équilibre Est/Ouest et des comportements humains dans pareil cas de figure que d’une réelle extrapolation documentée sur l’avenir des Terriens hors de leur Planète bleue. Amis lecteurs, ne vous attendez donc pas à du Stephen Baxter (« Temps », « Espace »…). Réalisée entre 1978 et 1980 et diffusée à l’origine dans les pages du « Spirit Magazine », cette BD fut publiée outre-Atlantique sous les noms de « Life on Another Planet » et « Signal from Space ». Ces 8 épisodes furent déjà édités en France, mais sont aujourd’hui plus accessibles que jamais avec leur reparution chez Delcourt, il y a quelques semaines. A des années lumières du bestiaire urbain traditionnellement mis en scène dans ses comics, Will Eisner nous offre ainsi une vision plus vaste et plus ambitieuse, mais tout aussi critique et personnelle sur des sociétés humaines incapables de prendre le temps nécessaire à toute action constructive. Les Shadoks auraient probablement eu leur place dans cette fable bien sombre…

Rencontre du troisième type

Nous sommes à la fin des années 1970. L’observatoire de radioastronomie de Mesa, situé au Nouveau-Mexique enregistre une très étonnante suite de nombres premiers en provenance de l’étoile de Barnard. Cette séquence inexpliquée est alors immédiatement interprétée comme le signe d’un contact avec une intelligence inconnue. Infiltrés sur le site, les agents de la CIA et autres taupes du Kremlin vont tout faire pour garder la main sur cette précieuse information et donner ainsi l’avantage à leur camp. Engagé par les services nord-américains, l’astrophysicien James Bludd se trouvera alors embarqué dans une course de vitesse contre l’Union soviétique… Quelle fusée ira la première à la rencontre de ces étranges émissions ?

 

Quitter ce « monde pourri » ?

A la différence des œuvres les plus « sociales » d’Eisner, qui sont, elles, toujours abordées avec un détachement et un amusement contrebalançant une réalité terrible, le lecteur se trouve ici immédiatement embarqué dans un polar cynique, désabusé et sans aucun moment de légèreté. Que l’on pense aux barbouzes russes et américains, à l’abject magnat de l’industrie transnationale (Mac Ready), au très sécessionniste dictateur-président à vie (le général Ami), ou encore aux illuminés du Peuple des Etoiles… tous ces tristes sires n’ont pour seule ambition que de tirer profit – sonnant et trébuchant – d’une information a priori capable d’ouvrir de nouvelles perspectives pour l’ensemble de l’espèce humaine. Quel que soit le niveau social et les responsabilités des personnages, tout le monde en prend ici pour son grade, des diseurs de mensonges aux crédules qui les avalent. Et les grandes idéologies du XXe siècle ne sont pas à la fête non plus. Une fois de plus, Will Eisner démontre en cela sa grande intelligence en refusant toute lecture manichéenne du monde. En 2011, il est aisé de se dire publiquement contre toute forme de doctrine politique. En 1978, cette prise de recul, cette méfiance vis-à-vis des discours exaltés et systématiques était sans doute beaucoup moins facilement entendue. Bravo, maître Eisner ! Et puis, question coup de crayon, on boit du petit lait, ce qui ne gâche rien.

Entre première ligne et prise d’altitude

« L’Appel de l’Espace » est une œuvre quelque peu datée dans sa forme, mais particulièrement pertinente pour ce qui est de son fond. Contexte de guerre froide oblige, les enjeux économiques et géopolitiques qui nourrissent et fragmentent cette aventure ne parleront pas nécessairement aux lecteurs les plus jeunes. En revanche, aux plus curieux comme aux vétérans du genre, cette BD s’imposera dès les premières planches comme un fantastique prolongement du « Rideau déchiré » d’Hitchcock. Ce pauvre bougre de Bludd, balloté de manipulations en coups tordus, s’impose comme un avatar évident de Will Eisner. On en vient à se dire qu’en cette fin des années 1970, le père du Spirit devait être particulièrement las des bassesses de ses congénères pour nous proposer cette série et se positionner de manière aussi frontale ! Certains diront que la position de James Bludd est trop facile, trop confortable. Qu’elle est une fuite. D’autres y verront le courage d’un homme pas trop idiot, qui a compris la « fin de l’Histoire » et prend la décision de ne pas continuer à jouer sur ce grand échiquier. Œuvre naïve ? Peut-être… mais qui a l’immense mérite d’insister sur les limites intrinsèques de la nature humaine. Un album complexe, aux dialogues très convenables et porté par une intrigue politique bien moins fantaisiste qu’il n’y parait.

[Nicolas Lambret]

« L’Appel de l’Espace », par Will Eisner (scenario et dessin), Delcourt, janvier 2011, 132 p.