Oldies But Goodies: Star Spangled War Stories #90 (1960)

15 janvier 2011 Non Par Comic Box

[FRENCH] Il y a parfois d’improbables rencontres, des collisions de genre qui ne devraient pas exister autrement que comme des exceptions mais qui arrivent cependant à perdurer au delà de toute espérance. Dans le genre, l’apparition de « Mystery Island » en 1960 allait donner naissance à une véritable bizarrerie. Comme son nom l’indique, Star Spangled War Stories était une anthologie consacrée aux récits de guerre (comprenez essentiellement la seconde guerre mondiale). Mais voilà que les G.I. allaient se mettre à combattre des dinosaures… Et pas qu’un peu !

La revue Star Spangled War Stories était avant tout consacrée à des histoires se déroulant pendant la seconde guerre mondiale. Elle appartenait au même bouquet de titres que All-American Men of War, Our Fighting Forces, G.I. Combat ou enfin Our Army At War. Ce coin des anthologies de guerre de DC était placé depuis 1952 sous la supervision du scénariste/éditeur Robert Kanigher (connu par ailleurs pour avoir écrit pendant des années les aventures de Wonder Woman). Autant dire que Kanigher avait pratiquement la main mise sur la représentation de la seconde guerre mondiale dans les comics et même si plus tard certains concurrents s’y intéresseront (notamment le Nick Fury de Marvel), aucun scénariste américain de BD ne peut se targuer d’avoir été aussi influent que Kanigher sur ce genre bien particulier. Mais écrire sur la guerre en 1952, quelques années à peine après la conclusion du dernier conflit mondial, c’était pratiquement traiter d’actualité. en 1959, sept ans après qu’il ait pris les commandes de cette région thématique de DC, il semble que Kanigher ait noté un tassement ; Soit un essoufflement de la créativité, soit une désaffection du lectorat (la moyenne d’âge du public étant moins élevée qu’aujourd’hui, les gamins qui lisaient ces aventures voyaient de plus en plus le conflit des années 40 comme quelque chose relèvant de la génération de leurs parents et de moins en moins de la leur). Et il était difficile de se renouveler quand on avait déjà montré des dizaines de fois de courageux G.I. s’attaquant à des blindés allemands ou japonais. A partir de 1959, donc, il semble manifeste que Kanigher ait décidé de prendre le taureau par les cornes et de rebondir sur quelques histoires qui semblaient faire réagir les lecteurs. En l’espace de quelques mois, le scénariste allait créer des personnages comme l’emblématique Sgt. Rock (soldat dont les aventures seraient publiées pratiquement sans interruption jusqu’en 1991, ce qui fait de lui, après l’aviateur Blackhawk, un des militaires les plus endurants de la BD américaine, loin devant Nick Fury) ou encore Mademoiselle Marie, courageuse résistante française. Il y avait visiblement un nouveau souffle sur les titres du responsable éditorial et un besoin de se fixer sur des concepts récurrents.

Tous n’eurent cependant pas le même succès de Sgt. Rock et, bien qu’elle soit restée par la suite un personnage « culte » et apparaisse régulièrement comme faire-valoir dans d’autres séries (elle était en particulier le grand amour de Rock), la carrière solo de Mademoiselle Marie, initialement apparue dans Star Spangled War Stories #84, cessa. Robert Kanigher se retrouvait avec un titre sans personnage régulier et il semble que dans un premier temps il décida d’en faire à nouveau un fourre-tout sans direction particulière, où le théâtre de guerre pouvait changer à chaque histoire. N’empêche qu’il gardait visiblement sa volonté de renouveler le genre et c’est sans doute ce qui allait le pousser à écrire « Island of the Armored Giants » dans Star Spangled War Stories #90 (avril 1960). Dessiné par Ross Andru et encré par Mike Esposito, cette histoire courte réunissait de fait l’équipe créative qui, au même moment, s’occupait avec Kanigher de la série Wonder Woman. Et pendant quelques pages les G.I. typiques du scénariste allait découvrir un champ de bataille totalement différent…

Au début, tout commence selon la tradition guerrière du titre. L’histoire nous entraîne dans le Pacifique, pendant la seconde guerre mondiale. Un gradé explique à ses hommes que les séismographes ont repéré une curieuse activité sur Mystery Island, une ile supposée déserte. Il s’agit peut-être simplement d’un tremblement de terre mais il se trouve que les deux précédentes patrouilles envoyées sur les lieux n’ont pas donné de nouvelle. L’armée américaine n’étant pas du genre à se décourager, elle décide donc de parachuter une troisième unité, la Question Mark Patrol (la « Patrouille du Point d’Interrogation« ). Un « point d’interrogation » pour aller enquêter sur « île Mystère », on ne peut dire que le groupe est taillé sur mesure pour cette mission. Mais peut-être les deux précédents détachements ont-ils simplement été capturés ou tués par les Japonais. Le gradé prévient donc la patrouille qu’il s’agit peut-être aussi du plus gros piège de l’Histoire. Il ignore à quel point ses propos vont être prémonitoires. Mais, comme le pense le narrateur du récit (un des six membres de la Question Mark Patrol), « on ne s’engage pas dans les Marines pour jouer au ping-pong tout le dimanche ».

Rapidement les six hommes sont donc acheminés et parachutés au dessus de Mystery Island. L’armée est tellement anxieuse que cette fois elle prend la peine de faire sauter chaque homme à partir d’avions différents, de manière à ce qu’ils atterrissent dans des points différents de l’île. Statistiquement, cela permet de multiplier les chances qu’au moins un des hommes échappe à une capture… Qui plus est, pour plus de précaution, un tank est lui aussi largué depuis les airs. En regardant le blindé tomber derrière lui, notre héros se sent rassuré de savoir qu’il pourra compter sur une telle arme une fois touché terre. Mais son sentiment de sécurité est de courte durée : un gigantesque ptérodactyle apparaît dans le ciel, s’attaquant au tank et aux parachutes qui freinent sa descente. L’apparition est tellement incroyable que le héros/narrateur croit d’abord qu’il s’agit d’une hallucination née de son anxiété à l’approche de la mission. Mais après avoir cligné des yeux, il doit se rendre à l’évidence. Un dinosaure ailé est bien en train de déchiqueter la toile au dessus du tank. Du coup le véhicule tombe comme un missile et, en passant, embarque à sa suite le parachute du soldat. L’homme et la machine tombe à toute vitesse mais la bonne nouvelle est que ce mouvement entraîne le G.I. hors d’atteinte des griffes du saurien, qui semblait bien parti pour le prendre petit-déjeuner.

L’homme et le tank tombent à l’eau, ce qui sauve la vie de l’américain. Mais dans le même temps il voit sombrer dans les profondeurs l’engin qui aurait pu les sauver : « Ainsi s’en va le blindage avec lequel nous pensions nous protéger. Et pour ce que j’en vois, nous en aurions bien besoin…« . Bientôt l’homme rejoint la plage et retrouve ses compagnons d’armes. Ils étaient six au début de la mission et ils ne sont déjà plus que cinq. Phil, leur radio, ne s’en est pas tiré, sans doute dévoré par le monstre aérien. Le coup est dur. Non seulement ils ont perdu un camarade mais, avec lui, la radio qui leur aurait permis de contacter le monde extérieur et le commandement. Bref, les voici coincés sur l’ile, à cinq contre un ptérodactyle grand comme un avion de ligne. D’autant que, comme l’explique Larry (le chef du groupe), le monstre ne peut pas être ce qui a tué les deux autres détachements. Eux étaient arrivés directement sur l’île par sous-marin. Et l’équipage des submersibles n’avait rien noté de bizarre à l’arrivée. Si les autres soldats ont rencontré des problèmes, ce n’est donc pas en l’air mais à l’intérieur des terres.

S’enfonçant à leur tour dans la jungle, les cinq soldats américains finissent par tomber sur un bunker ennemi. Mais il est vide, dans un état qui trahit la rapidité avec laquelle les soldats japonais ont quitté les lieux : leurs bols de riz sont encore là, avec les baguettes plantées dedans (cliché, quand tu nous tiens…). Les Marines deviennent d’autant plus méfiants et décident d’inspecter scrupuleusement les alentours. Bientôt, dans la forêt, ils tombent sur les traces d’un champ de bataille, avec des armes et des casques dispersés sur le sol. Mais pas de corps. Pourtant cela ne peut pas être le ptérodactyle qui a attaqué. Ici les arbres sont trop denses. La bête ne pourrait pas traverser les branches en venant d’en haut. Encore quelques centaines de mètres et les soldats trouvent une grande crevasse, comme un gouffre nouveau. Ils souviennent alors de ce qu’on leur a expliqué avant la mission. Il y aurait eu des tremblements de terre dans le secteur. Serait-ce la cause de la disparition des soldats qui ont précédemment occupé les lieux ? Un des américains en doute, avec un raisonnement qui sent à nouveau le cliché : « L’ennemi vient du pays des tremblements de terre ! Pourquoi disparaîtrait-il à cause de celui-ci ! Ils ne peuvent quand même pas tous être tombés dans cette crevasse ?« .

Mais alors qu’ils se perdent en conjectures, les soldats sont surpris par un véritable tonnerre : le rugissement d’un grand dinosaure rouge (celui-là pas du tout ailé mais vaguement semblable à un tyrannosaure) qui surgit de cette crevasse. Se jetant sur leurs armes à feu, les membres survivants de la Question Mark Patrol tirent sur ce nouveau monstre. Mais la panique ne les empêche pas de continuer leur discussion. L’irruption du saurien rouge démontre que c’est du trou que viennent ces bêtes : « Le tremblement de terre a du ouvrir les tombes souterraines où ces monstres se trouvaient depuis des millions d’années, sans doute dans un état d’animation suspendue. C’est ce qui les a ramené à la vie !« . Malheureusement le détachement a des soucis plus immédiats que la provenance des sauriens. Le pseudo tyrannosaure a la peau trop dure pour leurs balles et les coups de feu ne le blessent pas. Il les poursuit donc sans peine à travers la forêt de l’île. Heureusement les Marines finissent par tomber sur un tank abandonné par les japonais. Larry ordonne aux premier arrivés, Ben et un soldat non nommé, de s’enfermer dans le blindé sans perdre de temps, sans les attendre. S’il ne ferme pas le tank tout de suite le monstre rouge les atteindra tous. Alors qu’au moins Ben peut espérer s’installer dans le tank et tirer…

Trois hommes (Larry, Sid et Charlie) restent donc coincés à l’extérieur du tank quand le dinosaure arrive à leur hauteur. Là, le monstre change de tactique. Il leur tourne le dos et c’est avec sa queue, visiblement préhensile, qu’il s’empare du tank et des hommes qui, bien qu’au dehors, sont grimpés dessus. Heureusement les deux soldats à l’intérieur arrivent à faire tirer le blindé. Touché mortellement, le monstre s’écroule comme un immeuble, de tout son poids… sur le tank. Les trois derniers survivants sont donc Larry, Sid et Charlie qui décident de regagner l’autre coté de l’ile où, en théorie, un submersible devrait finir par venir les chercher. Malheureusement le ptérodactyle géant vole encore au dessus d’eux et quand le sous-marin crève la surface des eaux, il semble bien que la créature ailée veuille s’y attaquer. Les trois hommes à terre sont convaincus que le dinosaure ailé pourra briser l’engin aussi facilement que s’il écrasait un oeuf. Heureusement ils peuvent profiter d’une batterie anti-aérienne (sans doute elle aussi abandonnée par les japonais). Les trois soldats tirent sur la bête mais, bien sûr, ne manquent pas d’attirer sa colère. Heureusement le dernier coup est le bon, le ptérodactyle s’effondre à terre, écrasant la batterie… et un des hommes.

Il ne reste plus que Larry et Charlie. En nageant vers le sous-marin (et en évitant les mines qui entourent l’île), ils se lamentent sur leur camarade tombé : « C’est sans doute la fin de la Question Mark Patrol !« . Mais les deux derniers survivants du détachement n’en ont pas terminé avec les créatures de Mystery Island. Un monstre marin, semblable à un crocodile gigantesque (plus grand encore que des crocodiles préhistoriques connus comme le Deinosuchus ou le Sarcosuchus Imperator), surgit de l’eau et prend le sous-marin dans sa gueule (ce qui vous donne une idée de la taille de la bête).

Ce n’est plus le sous-marin qui est en mesure de sauver les deux hommes mais le contraire. Ils arrivent à pousser une des mines maritimes vers le crocodile titanesque. Le monstre, pensant sans doute qu’il s’agit d’une proie, lâche le submersible pour se jeter sur la mine… qui explose dans sa gueule. Charlie s’exclame : « Si ce n’est pas le dernier d’entre eux, Larry, je n’en peux plus !« . Heureusement plus aucun incident ne vient les empêcher de monter dans le sous-marin, encore en état de les emmener au loin. Une fois en sécurité, à l’intérieur, les deux hommes se demandent ce qu’ils raconteront à leur supérieur. Larry conclue l’histoire en expliquant à Charlie : « Je crois qu’on lui dira juste que nous venons de combattre LA DERNIERE BATAILLE DE L’AGE DES DINOSAURES !« .

Rideau ! En quittant Mystery Island et après avoir détruit trois monstres (un volant dans les airs, le deuxième marchant sur terre et le troisième rodant dans l’océan), Larry (et à travers lui Robert Kanigher) laissait peu de toute au caractère définitif du combat. La Question Mark Patrol avait tué les trois seules créatures qu’on pouvait trouver dans les environs et Mystery Island ne méritait plus son nom de mystère. Il n’y avait plus rien digne d’intérêt. On n’y reviendrait plus, comme le soulignait cette expression de « dernière bataille ». D’ailleurs, preuve supplémentaire que « Island of the Armored Giants » était un singleton, Star Spangled War Stories #91, le mois suivant, ne contenait absolument aucune histoire sur l’île des dinosaures où « la patrouille du point d’interrogation ». C’était déjà du passé. Pourtant il faut croire que les lettres des lecteurs montrèrent une réaction particulière à cette guerre sortant pour le moins de l’ordinaire. Une réaction qui justifiait une suite. C’est pourquoi, dès Star Spangled War Stories #92, Kanigher, Andru et Esposito retrouvèrent cette île particulière. Mais comment faire une suite alors qu’on avait proclamé que la dernière bataille de l’âge des dinosaures venait de se terminer et que les héros avaient été vus pour la dernière fois en train de quitter le secteur ?

Simple : la suite commencerait quelques secondes à peine après la dernière case du chapitre précédent et aurait pour titre « La dernière bataille de l’âge des dinosaures« . En gros, Charlie avait parlé trop vite. Ils n’avaient pas abattu tous les monstres issus de l’Ile X (bizarrement dans cette suite l’île change de nom de code et n’est plus « Mystery Island »). Alors que leur sous-marin s’éloigne il est attaqué par une sorte d’anguille géante. De fil en aiguille le submersible est endommagé et les militaires ont besoin de retourner sur l’île en espérant trouver des pièces de rechange dans l’équipement des japonais. Charlie et Larry (qui sont les deux seuls à avoir une connaissance de l’endroit) partent vers le rivage à bord d’un bateau gonflable. Mais alors un autre dinosaure géant (ressemblant à une sorte de brontosaure enragé) attaque le sous-marin et s’éloigne en le tenant dans sa gueule. Charlie et Larry sont essentiellement revenu à leur point de départ et même à nouveau attaqués par un ptérodactyle (plus petit que dans l’épisode premier). Ils s’accrochent à l’espoir qu’un avion sera envoyé pour savoir ce qui est arrivé au sous-marin mais il leur faut bientôt se rendre à l’évidence : l’île est infestée de dinosaures. Il n’y en a pas que trois mais bien des dizaines ! Un véritable troupeau qu’il leur appartiendra de détruire à coup de mines et de bazookas. Heureusement pour eux, après être venu à bout des monstres, un avion vient les chercher et Larry peut espérer, à nouveau, en avoir fini avec les dinosaures. Et à nouveau le rideau tombait sur ce qui était maintenant l’ile X sans suite envisageable. Robert Kanigher, dès le mois suivant, s’intéressait à d’autres récits de guerre sans rapport. Mais il faut croire que la réaction du lectorat fut encore massive.

Cette fois, l’éditeur tenait visiblement un succès incontestable. Il fallait exploiter la recette mélangeant militaires et dinosaures. Mais pas forcément avec Larry et Charlie. Dans Star Spangled War Stories #94, Kanigher allait donc à nouveau confronter l’armée américaine aux sauriens géants mais en changeant la distribution et d’une manière qui fait qu’on n’est même pas certain que les choses se passent à proximité de la même ile (il faut se souvenir qu’en apparence Mystery Island/Ile X avait été débarrassée de ses dinosaures lors de l’épisode précédent). Cette fois il s’agit d’hommes-grenouilles confrontés à une anguille géante (la même, peut-être, que celle qui avait attaqué le sous-marin dans le #92 ?) à proximité d’une ile nommée Lava Island. Finalement Kanigher se fixerait par la suite sur un nom unique et plus explicite: Dinosaur Island. Désormais chaque numéro parlerait de faire la guerre contre les dinosaures, le concept portant à partir de Star Spangled War Stories #96 le titre général de « The War That Time Forgot » (« la guerre que le Temps a oublié »).

A travers ce nom, Kanigher assumait ainsi totalement la source de son inspiration : le roman « The Land That Time Forgot » (traduit en France sous le titre « Caspak, monde oublié« ) écrit par Edgar Rice Burroughs, par ailleurs créateur de Tarzan. Nous l’avons déjà vu dans cette rubrique (en parlant de personnages comme le Ka-Zar des années 40): Burroughs, s’inspirant du « Voyage au centre de la Terre » de Jules Verne et du « Monde Perdu » d’Arthur Conan Doyle, n’était pas avare en terres oubliées encore peuplée par des dinosaures et d’autres monstres géants similaires (Tarzan visiterait plusieurs de ces contrées fantastiques). « The Land That Time Forgot », publié en 1924, se distinguait par le fait que l’histoire se passait également pendant une guerre mondiale. Mais c’est de la première dont il s’agissait. Des américains et des anglais, après que leurs bateaux respectifs aient été détruit par un U-Boat allemand, arrivent à s’emparer du sous-marin ennemi. Mais l’engin a été saboté et il les emmène vers l’Antarctique où ils arrivent sur une île nommée Caspak, où ils sont obligés non seulement de cohabiter avec les soldats allemands de l’U-Boat capturé mais aussi avec des légions de dinosaures qui, sur cette île, ne se sont pas éteints. Mais pendant la seconde guerre mondiale les combats n’étaient pas nombreux du côté de l’Antarctique et Robert Kanigher avait donc déplacé l’île de Caspak dans l’océan Pacifique, plus propice à la présence des adversaires japonais.

S’inspirant à des degrés divers de Jules Verne, Arthur Conan Doyle où Edgar Rice Burroughs, tous les principaux éditeurs de comics se sont ménagés au moins une réserve (et parfois plusieurs) de dinosaures vivants dans leurs univers respectifs. Chez Marvel, les lecteurs sont ainsi familiarisés avec la Terre Sauvage de Ka-Zar, bulle tropicale cachée quelque part dans le pôle sud, où les géants à écailles ont encore la vie belle. Ka-Zar, qui a fait l’objet de plusieurs tentatives de séries mensuelles (dont la plupart ont connue une vie courte) est sans doute le plus connu des lecteurs contemporains, en particulier grâce à son implication dans l’univers étendu des super-héros (et après tout sa version moderne a bien commencé comme personnage secondaire au côté des X-Men puis de Daredevil). Dinosaur Island vient moins immédiatement à l’esprit mais, tout comme la carrière militaire du Sgt. Rock éclipse celle du Sgt. Fury de Marvel, le même principe s’applique ici. « The War That Time Forgot » fut assez populaire pour occuper les pages de Star Spangled War Stories pratiquement sans interruption de 1960 à 1968 (Ka-Zar n’est jamais arrivé à paraître ainsi pendant huit ans de suite !) en se renouvellant dans des directions parfois aussi inattendues que cocasses. D’ailleurs cette guerre oubliée du temps donnerait naissance à une véritable mode du récit fantastique de guerre (ou du récit de guerre fantastique, si vous préférez). D’autres bizarreries feraient plus tard leur apparition chez DC comme, entre autres, le Haunted Tank (« le Tank Hanté », l’histoire d’un blindé hanté par l’ancêtre sudiste de son pilote) ou les Creature Commandos (une unité de soldats incorporant un vampire, un monstre de Frankenstein… le groupe finirait d’ailleurs par aller visiter l’île des dinosaures).

Le concept polymorphe de « The War That Time Forgot » (où aucun personnage n’est assez important pour être assuré de survivre jusqu’à la fin de l’épisode ou même de revenir dans un autre numéro) associé à l’imagerie forte et au fait que pratiquement tout pouvait arriver, aurait pu fournir un bon sujet de film [1]. C’était en quelque sorte Jurassic Park avec encore plus de marines américains et le vernis d’une petite reconstitution historique des années 40. En fait il y a bien eu un film lorgnant énormément sur le principe mais le lien est officieux. Warbirds, film de série B sorti en 2008 aux USA, raconte une histoire énormément similaire au premier épisode de « The War That Time Forgot » et se déroulant également pendant les années quarante, avec pour principale différence que les militaires américains forment un détachement mixte (avec la présence de quelques aviatrices).

Comme dans « Island of the Armored Giants », le groupe est attaqué par des ptérodactyles à l’approche d’une île. Obligés de se poser en catastrophe, ils découvrent un campement déserté par les japonais (qu’ils captureront par la suite) et l’île est infestée de dinosaures. L’explication fournie n’est pas un tremblement de terre mais reste assez similaire : en procédant à des essais d’explosifs, les japonais ont réveillés des dinosaures qui restés sous terre pendant des millions d’années, plongés en hibernation naturelle. Même si le film est essentiellement un « nanar », les rapprochements sont énormes. A croire que tout çà se passe bien sur Dinosaur Island… A la différence que les héros et les héroïnes finissent par larguer une bombe atomique sur l’endroit.

Pour en revenir à la vraie « War That Time Forgot » l’armée américaine n’arrêterait pas d’envoyer des troufions pour affronter les monstres. Là aussi, l’imagination de Kanigher était sans limite, ajoutant encore un niveau baroque à l’histoire. On verrait par exemple les G.I. expédiés sur Dinosaur Island pour y tester divers robots (l’un d’entre eux deviendrait d’ailleurs un concept à part entière, le G.I. Robot, qui vivrait ses propres aventures). Une troupe d’acrobates, incorporée dans une même section, irait combattre les dinosaures à coup d’astuces tirées de leur numéro de cirque. Dans un autre épisode on découvrirait que les japonais, avant d’abandonner l’île, y avaient laissé un robot gigantesque (grand comme un gratte-ciel !) qui se promenait affublé d’un uniforme nippon à sa taille et qui tirait sur tout ce qui ressemblait à un américain. Quelques (rares) marines arriveraient à dresser des liens amicaux avec des monstres de l’île. On découvrirait aussi qu’elle abritait des hommes préhistoriques (donc le jeune « Caveboy », qui deviendrait la mascotte d’une unité). A croire que Dinosaur Island était grande comme un continent pour pouvoir abriter tout ça !

Le succès et sa longévité du concept inviterait à réviser la provenance exacte des dinosaures. A force de voir leur nombre augmenter, il était certain qu’on ne pouvait plus expliquer la chose comme une petite bande de sauriens qui auraient dormis sous terre façon Hibernatus pendant des millions d’années. Ils étaient trop nombreux pour que l’explication fonctionne. A supposer qu’elle ait fonctionné tout court car dès les deux premiers épisodes, si on regarde bien, on voit bien qu’elle ne tient pas. Il y a déjà un crocodile gigantesque et d’autres monstres marins qui patrouillent au large de l’île. Comment croire que ceux-là aussi auraient « dormi sous la terre » alors que ce n’est pas leur élément ? Plus tard, bien plus tard, on expliquerait donc que la crevasse découverte par la Question Mark Patrol n’était pas simplement un grand fossé dans lequel les monstres auraient hiberné. Le tremblement de terre avait ouvert un passage entre la surface et le monde souterrain exploré par Warlord (autre région de l’univers DC où les dinosaures pullulent). Depuis le début des années 2000 l’interprétation a encore changé et ne fait plus référence au monde de Warlord. L’explication moderne explique que Dinosaur Island est un endroit où le temps s’est déréglé. Ce qui fait qu’on peut aussi bien y croiser des sauriens que des vikings ou des soldats de la deuxième guerre mondiale… même si on s’y rend de nos jours (comme dans des épisodes de Birds of Prey où l’héroïne Black Canary y croise plusieurs personnages historiques de l’univers DC). Dinosaur Island n’est donc pas simplement une réserve naturelle de reptiles géants mais une île qui tient à la fois du fantasme du Triangle des Bermudes et du portail temporel façon Nick Cutter et les Portes du Temps. En un sens elle évoque aussi l’île du feuilleton TV Lost (même si cette dernière n’abritait aucun dinosaure) pour ses questions de glissement temporel.

Si « The War That Time Forgot » cessa de paraître régulièrement en 1968, Dinosaur Island ne fut pas complètement oubliée. D’abord parce qu’il arriva que DC relance le concept quelque fois (dans les années 80 dans d’autres anthologies de guerre, bien qu’avec un succès cette fois limité) mais Dinosaur Island fut aussi utilisée omme toile de fond pour d’autres projets. La mini-série Guns of the Dragon (1998-1999) tient essentiellement lieu de prologue et rajoute ainsi une couche d’histoire à l’invention de Kanigher. On y apprend que l’aviateur allemand Enemy Ace (une autre vedette des titres de guerre de DC, mais qui s’était illustré pendant la première guerre mondiale) découvrit l’endroit en 1927, accompagné de quelques personnages secondaires (comme le cow-boy vieillissant Bat Lash). En plus des dinosaures, les héros affronteraient l’immortel Vandal Savage et on apprendrait au passage que l’île était une véritable légende en Chine où elle était connue sous le nom de Dragon Island (d’où le titre Guns of the Dragon).

Par extension tout personnage de DC peut voyager jusqu’à Dinosaur Island (le plus souvent par accident) et y affronter n’importe quelle menace du passé. Le fait allait d’ailleurs être à nouveau souligné en 2008-2009 dans la maxi-série « The War That Time Forgot », première fois où, en 48 ans d’existence, le concept paraîtrait sous son propre titre et pas hébergé dans une anthologie façon Star Spangled War Stories. Scénarisée par Bruce Jones, cette version moderne a pour héros un aviateur du début des années 40 qui tente de prévenir sa hiérarchie de l’imminence de l’attaque de Pearl Harbor. Mais en cours de route son avion s’écrase sur Dinosaur Island et il s’y retrouve piégé en compagnie de guerriers de différentes époques. Dans la série on retrouve alors aussi bien l’allemand Enemy Ace (clin d’œil à Guns of the Dragon), le Viking Prince, G.I. Robot et même des personnages venant du futur, comme une certaine Akisha.

Dinosaur Island est aussi apparue comme « décor » dans différents projets animés de DC (en particulier Batman : Brave & The Bold). Dans son DC : The New Frontier, Darwyn Cooke utilise Dinosaur Island comme un protagoniste de son histoire en lui donnant encore une autre interprétation. L’île est vivante, consciente et capable de se déplacer (à nouveau on retombe sur des similitudes avec l’île de Lost). Il s’agit en fait d’une créature qui existe depuis l’aube des temps et qui veut détruire toute vie sur Terre (et qui sans doute « importe » les dinosaures pour mieux semer le chaos). Bien sûr New Frontier se déroule dans une réalité alternative différente de l’univers DC classique mais, c’est la beauté du concept, Dinosaur Island étant un carrefour dans l’espace temps elle peut très bien être un point unique existant conjointement dans différentes époques. Du coup, la Dinosaur Island de New Frontier et celle créée en 1960 par Kanigher, Andru et Esposito ne sont peut-être qu’un seul endroit/être dérivant entre les réalités. Tout peut y arriver, sans doute bien au-delà de ce que pouvait imaginer son scénariste initial (pourtant pas pauvre en idées avec ses robots et autres cocasseries), et c’est sans doute un endroit qui finira par revenir dans de futures aventures de super-héros. Il suffit d’être patient : S’il y a bien un concept pour lequel le temps n’est pas un problème…

[Xavier Fournier]

[1] Il y a d’ailleurs un film Dinosaur Island, sorti vers 1994, qui décrit bien évidemment un endroit où les dinosaures sont encore vivants. Mais le contexte de l’île est très différent (elle est habitée par une tribu d’amazones qui sacrifient leurs vierges à un dinosaure géant) et on est plus proche d’un remake de King Kong que d’une quelconque allusion à « The War That Time Forgot ». Jurassic Park (d’abord roman puis film à suite multiple) aussi utilise le concept d’un île habitée par les dinosaures mais tant l’explication (génétique) que le contexte (il y a bien des chasseurs ou des gardes du corps mais pas vraiment de sentiment militaire ou de référence aux années 40) empêche de directement établir que l’île de DC ait pu les influencer.