Tempête sous un crane : Alan Moore autopsie sa ville

Tempête sous un crane : Alan Moore autopsie sa ville

3 septembre 2017 Non Par Lise Benkemoun

Nul autre qu’Alan Moore n’aurait pu se fendre d’un pavé de 1200 pages sur une petite ville comme Northampton, 200 000 habitants à peine et réussir à en faire quelque d’intéressant… Mieux, de monumental !

Alan Moore JerusalemSon 2eme roman, fleuve, il l’a intitulé Jérusalem, pour montrer à quel point SA ville n’est rien moins que le centre du monde. La ville ultime, universelle, qui contient et résume toutes les autres. Le magicien Moore y balade ainsi son lecteur à travers 3000 ans d’histoire (on y a retrouvé des traces de l’âge de fer !), au gré de ses personnages pittoresques, de ses rues qui rappellent en permanence Jack l’éventreur ou de ses bâtiments du Moyen Age et autres églises. Pas un recoin ne lui échappe et si besoin, sans doute en invente-t-il d’autres ! On ne suit pas une histoire linéaire, mais des descriptions d’une précision diabolique, des vues architecturales qui au passage critiquent la société de consommation et la façon dont les villes d’aujourd’hui dépriment leurs habitants et détruisent la nature alentour… Ou des scènes sous acides, carrément drôles et inspirées. Le secret de Moore ? Des personnages attachants, humains, trop humains, et la plupart du temps miséreux et sales.

Parmi eux, un bon nombre de prostituées, bandits ou révoltés de tous bords, plus une ou deux lesbiennes histoire de ne pas oublier de défendre les thèmes qui lui tiennent à cœur. Des « frères » de l’auteur, artistes fauchés mais visionnaires, rapidement qualifiés de fous par les sociétés ou ils vivent, puisque certains voient des fantômes, d’autres des anges, et les plus perchés, le diable…

Non, c’était pas comme si les Boroughs étaient un repaire d’assassins. Ce n’était pas ça qui rendait l’endroit effrayant après la tombée de la nuit, ce n’était rien d’aussi raisonnable que ça. Irréel, voilà comment c’était quand la lumière du jour s’absentait, la lumière qui tenait à distance un autre monde où tout ou presque était possible.

La Bible d’ailleurs n’est jamais très loin dans ce récit, pourtant sorti du crane d’un des athées les plus connus au monde ! Entre chapeaux et barbes pour les hommes, deux autres attributs dont raffole Moore, jupes, cheveux emmêlés et bébés pendus à leurs basques pour les femmes, on suit ce petit monde dans leurs histoires de famille, de cœur, d’argent, de sexe évidemment, bref dans toute leur vie. Mais quel lien unit les Vernhall, les Allen et autres Warren ? Le meme que celui qui existe entre les héros des couches populaires de tous bords, ceux des Misérables de V. Hugo, ou de l’Oliver Twist de Dickens, les personnages du Lower East Side de Will Eisner et nous… Un fil invisible, indémodable, que Moore a si bien su tisser en y glissant à la fois tout son talent, sa détestation de Margaret Thatcher, mais désormais aussi de Donald Trump, sa passion tellement british pour la princesse Lady Di, ou son admiration de l’œuvre de Michel Ange, tout y est. A un moment, un personnage dit à l’autre : « La voix que t’as, elle a rien à voir avec Northampton, et pour moi c’est tant mieux. Là-bas, ils sont un peu fainéants de la langue. S’embêtent pas avec les lettres à la fin des mots ni même avec la plupart qui sont au milieu, du coup c’est une vraie pâtée.”

C’était comme si la vie était un énorme engin impersonnel, comme ces machines dans les usines qui continuaient de fonctionner quoi qu’il arrive. La vie vous poussait vers l’avant, et voilà tout, vous étiez embringué dans ses circonstances, pris dans ses rouages, jusqu’à ce que vous arriviez en bout de chaîne et soyez recrachés, dans une belle boîte si vous aviez de la chance.

Sincèrement la voix d’Alan Moore c’est tout le contraire, et Northampton a de la chance de l’avoir ! Chaque mot est choisi, ciselé, invitant des images précises dans la tête du lecteur, c’est vraiment de la dentelle. Chapeau bas au passage à Claro le traducteur qui a du bien s’amuser parfois avec cette masse nébuleuse ! En attendant, pour bien entamer cette rentrée dans un monde de dingues, plongez dans celui de Moore, pas moins dingue, mais vous en ressortirez plus intelligents !

[Lise Benkemoun]

Jérusalem, par Alan Moore, chez Inculte éditions
(Photo Alan Moore par Gaius Cornelius)