Oldies But Goodies: Race For the Moon #3 (Nov. 1958)

4 juin 2011 Non Par Comic Box

[FRENCH] Quand Jack Kirby envoyait des hommes dans l’espace, on pouvait s’attendre à du grandiose. C’est d’ailleurs de cette recette que sont issus les Fantastic Four. Mais en 1958, Kirby n’est pas encore redevenu exclusivement l’employé de Marvel et est bien loin de penser aux Quatre Fantastiques. Encore que ses productions de l’époque font déjà preuve de nombreux concepts qu’on retrouvera plus tard chez Marvel. La Kirbysphère est à nouveau en marche…

En 1958, Jack Kirby collaborait, entre autres choses, à une éphémère anthologie qu’Harvey Comics consacrait à la conquête spatiale (je ne peux que vous renvoyer vers Comic Box #68 pour une remise en contexte beaucoup plus détaillée que cela sur la résonance de l’exploration céleste dans l’oeuvre de Kirby, je ne vais pas vous refaire un article qui par ailleurs existe déjà). Même si la série Race For the Moon n’allait pas durer, quand on propose à Kirby de se lâcher sur les voyages de la Lune, on dépasse forcément les objectifs. Rapidement le « King », en mode scénariste/dessinateur, allait ainsi s’aventurer bien au delà du voisinage de la Terre et s’intéresser à d’autres astres. Certains existant même dans de lointaines galaxies.

Ses histoires pouvaient aussi bien mettre en vedette les 3 Rocketeers (trois astronautes récurrents qu’il avait créé pour le titre) que d’autres aventuriers interchangeables. Dans certains cas, le héros étant même simplement appelé « capitaine » et affublé d’une même combinaison bleue, il était même possible de penser que les histoires où les Rocketeers n’apparaissaient pas relevaient pourtant du même contexte. Elles auraient aussi bien pu raconter la jeunesse d’un des Rocketeers que décrire les événements d’une autre expédition appartenant à la même armée de l’espace tant les technologies et les tenues semblaient « raccord »…

Dans « Garden of Eden« , il semble bien que c’est le deuxième cas qui s’applique. Le récit commence directement sur une planète lointaine, où les astronautes ont déjà posé leur fusée et commencé à explorer les alentours. Et justement le Captain James revient vers le vaisseau en charmante compagnie. Il a trouvé une sculpturale blonde ! A l’autre bout du cosmos, sur une planète paradisiaque !

 

Et le commentaire présente l’épisode ainsi, à la manière d’un narrateur de la Twilight Zone (non pas que j’imagine une quelconque filiation, la Twilight Zone n’ayant été diffusée qu’à partir de 1959, mais enfin il y a une communauté de genre) : « La planète était parfaite ! C’était comme si la Nature l’avait délibérément conçue pour plaire aux Terriens, fatigué par le voyage spatial. Mais est-ce vraiment la manière d’agir de la Nature ? Etait-ce vraiment le… Jardin d’Eden ?« . Avant d’avancer plus loin dans l’histoire il nous faut tout de suite nous arrêter à la grande femme blonde qui accompagne le Captain James. Car elle est typique des designs de Jack Kirby et même, disons-le, des designs que l’artiste utilisera dans les années 60/70. Habillée comme elle est, elle pourrait aussi bien être une ressortissante des Inhumans ou bien l’épouse d’Izaya, le patriarche des New Gods, ou enfin un membre des New Gods. L’inconnue a typiquement la dégaine d’un être divin, surpuissant, tel que Kirby l’illustrera une dizaine ou une vingtaine d’années plus tard. Et, à l’évidence, c’est déjà ainsi qu’il procède.

Les deux hommes d’équipage qui attendaient le retour de James ne manquent pas de remarquer l’apparition blonde. Le plus petit des deux s’écrie : « Hey ! Regardes ce qui revient avec le Capitaine… une fille !« . On notera au passage que c’est une pure réaction des astronautes de Kirby à l’époque. Peut-être pas propre à Kirby dans le sens où la société d’alors n’envisage pas que les femmes participent à l’exploration de l’espace. Mais en tout cas les astronautes du King ont le chic (C’est aussi le cas pour les Rocketeers dans Blast-Off #1) pour s’extasier comme des adolescents sur la seule fille du secteur alors qu’ils y a autour d’eux une vision qu’aucun terrien n’a vu avant eux. Pour l’autre homme d’équipage, tout se rejoint cependant : « Elle est magnifique ! Comme tout sur cette planète !« . En effet, ils sont entourés d’un décor paradisiaque, avec des plantes fantastiques et ils n’ont besoin d’aucun scaphandre. La planète inconnue est accueillante, parfaire pour abriter la vie humaine.

Voici le moment des introductions. Le narrateur nous explique qu’il est l’astronaute première classe Kip Rogers et qu’il accompagne le Captain James et un certain Dooley Forbes dans une mission d’exploration. Ils sont comme des éclaireurs envoyés pour préparer l’expansion de la Terre au delà du système solaire. Notons au passage que le nom de Kip Rogers évoque plein de choses par rapport au parcours de Kirby. Il évoque, un peu, le nom de Rip Carter, le tuteur des Boy Commandos. Mais Rogers, c’est aussi le nom civil de Captain America, co-création antérieure de Kirby. Sans chercher si loin, un des 3 Rocketeers se nomme Kip McCoy et comme dans cette histoire aussi il est question d’un trio d’astronautes, il y a des raisons de penser que Garden of Eden aurait pu être travaillé comme une aventure des Rocketeers puis modifiée à la va-vite (peut-être parce que l’éditeur ne voulait pas avoir que les seuls Rocketeers dans le magazine ?). Ou bien le Captain James et ses hommes seraient le prototype des Rocketeers, que Kirby aurait ensuite perfectionné ? Allez savoir…

Les trois astronautes ont de toutes manières d’autres préoccupations que de savoir s’ils sont la poule avant l’oeuf. Le Captain James présente aux deux autres la femme qui marche à ses côtés mais est interrompu par… la femme elle-même. Non seulement elle a l’allure humaine mais, comme elle l’explique elle-même : « Je parle votre langue mère. Je suis Anizaar et je vous souhaite la bienvenue !« . Incroyable. Une blonde qui erre à l’autre bout de l’univers et qui parle anglais. Mais le Captain James prévient les autres : « Elle peut lire nos esprits, les gars ! Elle a appris notre langue en la lisant dans mes pensées !« . Et Anizaar explique qu’elle a appris autre chose. Que le capitaine de l’expédition se méfie d’elle. Tout comme il se méfie de cet endroit. Et pourtant la femme cherche à le rassurer : « Mais il n’y a rien ici pour vous menacer ! Vous êtes les premières créatures vivantes à être venues ici à travers la grande noirceur… Je veux que vous restiez. Il y a tant à discuter !« .

Non seulement ils peuvent rester mais Anizaar guide les trois hommes jusqu’à une demeure ultramoderne, qui ressemble à une villa luxueuse (piscine comprise) : « Tout a été préparé pour votre confort. Je suis sure que vous serez heureux ici !« . Et les hommes sont effectivement aux anges d’être tombés sur un tel endroit. Ils profitent des meilleurs plats, des fauteuils les plus confortables… Tout ça après avoir été confinés pendant des mois dans une fusée. Bientôt ils se baignent dans l’eau totalement pur de la piscine. Et on notera au passage qu’une des statues porte un casque ailé qui la fait ressembler à un croisement entre le futur Thor de Marvel et un habitant de New Genesis, la ville des New Gods.

Pour les trois hommes c’est vraiment le paradis. Mais le capitaine ne perd pas de vue leur mission. Et un jour il enfile à nouveau sa combinaison et annonce à ses deux hommes que les vacances sont terminées. Dooley et Kip tentent de le dissuader. Ils aimeraient rester. Et normalement le règlement veut que les éclaireurs restent sur une planète nouvellement découverte jusqu’à ce que les fusées des scientifiques arrivent pour prendre la relève. Et en théorie ces dernières n’arriveront que deux mois plus tard. Mais James est d’un autre avis : « Ils ne viendront pas ! Je vais les prévenir ! Cet endroit est un piège !« . Kip (le plus petit des trois) proteste, cet endroit est la perfection même. Mais James est convaincu du contraire. Tout ça est trop beau pour être vrai. Il leur ordonne de se préparer au départ. C’est à ce moment qu’apparaît Anizaar. Mais sous une forme très différente. Elle n’a plus taille humaine mais se résume à un visage énorme qui flotte au dessus du sol, comme une sorte d’hologramme. Et Anizaar est furieuse. Elle exige qu’ils restent car elle veut « en apprendre plus sur leur espèce« . Mais James répond par une question. Avant toute chose il veut savoir qui est vraiment Anizaar ! C’est alors que le sol s’ouvre, laissant apparaître une colonne de flammes qui s’écrie « Je suis Anizaar !« . Puis bientôt ce sont les rochers qui s’écroulent, en criant à leur tour « Je suis Anizaar !« . Les hommes, prenant la fuite, leur échappent du mieux qu’ils peuvent. Bientôt, c’est la végétation qui est prise de folie. Kip ne comprend pas ce qui se passe. Ce monde semble d’un coup déchaîné. C’est James qui doit lui expliquer, en évitant des sables soudainement devenus mouvants : « C’est la planète ! Tout ça n’a été que la planète depuis le début« . Bientôt ils doivent éviter des pluies de boules cotonneuse, qui sont chargées de gaz et qui explosent quand on les touche.

Heureusement, l’équipage arrive cependant à rejoindre le seul endroit qui n’est pas dirigé par la planète. Mais les hommes se dépêchent de préparer le décollage avant que la planète décide d’en finir avec eux. Kip tarde encore à comprendre : « Captain, est-ce à dire que c’est la planète elle-même qui nous attaque ?« . Et l’autre répond « Exactement ! Anizaar est un organisme vivant de taille planétaire ! La fille n’était qu’une illusion !« . Puis James fait quelque chose d’assez étrange dans la langue anglaise, il passe au masculin pour parler d’Anizaar (alors qu’en temps normal on imaginerait qu’il utilise le « ça » pour parler d’une planète).

Allez savoir comment mais James sait que la planète n’est pas une fille mais un garçon : « Il a moulé la fille à partir de sa propre structure atomique pour pouvoir communiquer avec nous ! Il a transformé sa surface planétaire entière dans un jardin d’Eden pour nous séduire ! Et quand nous avons décidé de partir il est s’est mis en colère. Tout ça m’avait rendu méfiant ! C’était trop parfait ! Et ce n’est pas le genre de la nature d’essayer de nous satisfaire !« . Alors que la fusée est dans l’espace on voit sous elle un bout de la planète, désormais violacée et sinistre, comme le bout d’une sorte d’organisme gigantesque…

Kip est pantois : « Imaginez ! Une planète qui est vraiment vivante ! Quelle découverte Capitaine !« . Et James poursuit ses explications. Il se doutait visiblement du pot aux roses depuis le début : « Imaginez comment Anizaar s’est senti quand nous sommes arrivés ! Des microbes qui volaient dans des vaisseaux spatiaux ! Il voulait nous étudier ! Découvrir tout à propos de nous ! Et je ne pouvais pas le laisser faire ! …Pas avant que nous en apprenions plus sur lui et ses pouvoirs ! Quand les gars de la Recherche vont entendre parler de ça, Anizaar aura bien plus de compagnie qu’il en voudrait !« . Et l’équipe d’astronautes repart vers la Terre en savourant son évasion. Fin.

Enfin. Oui et non. Il y a deux choses à souligner en ce qui concerne cette histoire. D’abord, elle est visiblement inspirée pour une grande partie sur un passage de l’Odyssée, au moment où les hommes d’Ulysse prélassent sur l’île de Circé, qui exhaussent tous leurs voeux mais entre dans une colère folle quand les marins font mine de partir, leur lançant des sorts dévastateurs. Anizaar relève du même archétype que Circé mais modernisé, rendu compatible le contexte du Space Opera. Bien sûr on pourrait aussi penser à Solaris, le roman de Stanisław Lem (plusieurs fois adapté au cinéma) qui repose sur une planète vivante qui, elle aussi, a la capacité de matérialiser des doubles à l’apparence humaine. Mais le roman de Lem n’est paru qu’en 1961 et, de plus, n’a été traduit en langue anglaise qu’en 1970. Impossible que Kirby ait lu Solaris au moment où il dessine cette histoire !

La deuxième chose à souligner ne concerne pas les influences du récit mais bien ses conséquences. Ou disons ses suites. Quelques années plus tard, dans Thor #132 (octobre 1966) Jack Kirby introduira dans l’univers Marvel une autre planète vivante capable de se manifester, le cas échéant, sous la forme d’avatars humanoïdes (plutôt mâles) : Ego la Planète Vivante ! Et Ego sera présenté, en détail, comme un organisme vivant de taille planétaire au tempérament colérique… A l’instar d’Anizaar, monde dont insinuait à la fin de son apparition qu’il était du genre masculin. Tout comme la vraie forme, entr’aperçue, d’Anizaar se présentait sous une apparence violacée, Ego est lui aussi de cette couleur et se plait à apparaître sous la forme d’un visage gigantesque (encore que le visage que ce choisissait Anizaar était celui d’une pin-up). A croire qu’Anizaar et Ego ne sont qu’un seul et même monde, utilisant de deux pseudonymes différents ! Comme quoi aucune idée ne se perd jamais à l’intérieur de la Kirbysphère !

[Xavier Fournier]