Oldies But Goodies: Tales of Suspense #2 (Mars 1959)

1 janvier 2011 Non Par Comic Box

[FRENCH] Bien avant d’inventer les Fantastic Four, Marvel n’était pas avare d’histoires de monstres et autres invasions extra-terrestres. Ces dernières, mises en scène par des artistes comme Steve Ditko, ne donnaient pas encore lieu à des crossovers sans fin. Le plus souvent, elles étaient lancées et contrées en l’espace d’une demi-douzaine de pages. Mais si elles étaient produites à la chaîne, certaines d’entre elles annonçaient déjà certaines séries majeures qui ne concrétiseraient qu’un demi-siècle plus tard… Pour preuve, « Invasion From Outer Space »…

Bien avant d’héberger les exploits d’Iron Man puis de Captain America, Tales of Suspense était une anthologie propices aux histoires de science-fiction dignes de la série TV The Twiling Zone. A raison d’une histoire toutes les sept ou huit pages, il s’agissait de repousser les envahisseurs venus d’autres mondes, les robots meurtriers ou encore les sorciers maléfiques. En raison de la cadence de production et l’espace restreint pour mettre en place un nouvel univers au début de chaque récit, les histoires n’étaient pas vraiment d’une complexité à toute épreuve et bien souvent la conclusion faisait appel à certains clichés. Il arrivait même qu’une histoire en singe une autre parue quelques mois plus tôt chez le même éditeur, en se donnant tout au plus la peine de remplacer la tête et le nom du monstre de service.

« Invasion From Outer Space », parue dans Tales of Suspense #2, a ceci de particulier qu’on y voit peu les extra-terrestres mais que tout repose sur leur puissance… D’emblée, on voit bien que le dessinateur de l’histoire, Jack Kirby (l’identité du scénariste n’est pas formellement établie), place les choses au niveau de la rue, avec la foule inquiète pointant le doigt et le regard vers le ciel (non sans évoquer ce qui se passera plus tard dans Fantastic Four #1, quand Mister Fantastic révèle l’existence de son équipe grâce à un signe dans le ciel). Et que regardent-ils ces passants terrifiés de Tales of Suspense #2 ? D’énormes OVNI qui stationnent dans le ciel. Le commentateur de l’histoire fait le reste : « Il sont apparus soudainement, une vaste flotte de vaisseaux spatiaux qui stationnaient, hauts dans le ciel ! Etaient-ils amicaux, hostiles ou juste curieux ? Telles étaient les questions mais les réponses demeuraient inconnues ! ». Pourtant, le titre de l’histoire semblait bien indiquer la mise en place d’une invasion…

D’ailleurs, tandis que la population s’angoisse à la vision des vaisseaux plannant comme autant d’épées de Damoclès dans le ciel, le gouvernement est nerveux. Les experts pointent des télescopes vers les vaisseaux étrangers pour mieux les étudiers… Mais n’en sont que plus confus. Les engins sont gigantesques… Le plus petit d’entre eux est encore plus grand que l’ile de Manhattan et ce n’est qu’un vaisseau parmi une armada qui compte plusieurs douzaines de nefs. Rien que leur taille et leur nombre est déjà une telle démonstration de puissance que les experts en viennent à se dire que si les extra-terrestres sont venus envahir la Terre cette dernière sera sans la moindre défense.

Par précaution les autorités demandent alors aux gens de se rendre aux abris. Des appels d’urgence sont relayés sur des haut-parleurs… Et c’est bien sur la panique générale. Les gens se cachent au fond de bunkers, non sans évoquer les exercices « Duck and Cover » qui avaient cours à l’époque de la grande peur de la guerre atomique. Mais les jours passent et les vaisseaux se contentent de flotter de façon géostationnaire dans le ciel. Finalement, n’arrivant pas, seuls, à trouver de solution, les deux blocs finissent par tenir une conférence commune. Les américains et d’autres militaires (qui ne sont pas identifiés mais ne peuvent être que soviétiques) se réunissent. Le haut gradé américain prend la parole pour résumer leur position commune : « Il ne peut y avoir qu’un plan, qu’une seule approche ! Nous devons présumer que ces vaisseaux intersidéraux sont hostiles ! Toute autre présomption pourrait s’avérer désastreuse ! De ce fait ma suggestion est que nous unissions nos stocks de missiles, équipés de têtes nuclaires et que nous chassions ces intrus de nos cieux ! ».

Mais parmi les experts, une personne s’oppose au plan. Un savant que Kirby a visiblement basé sur un Einstein vieillissant prend la parole pour donner un autre point de vue : « Il n’y a pas de raison de croire qu’ils sont hostiles ! Une semaine s’est passée depuis leur apparition et ils ne nous ont fait aucun mal ! Utiliser la force contre eux ne servira aucun but, en dehors de les provoquer ! Je dis que nous devrions procéder à un désarmement et gagner ainsi leur confiance ! ». Mais comme souvent les conseils des hommes de science sont largement ignorés par les militaires, qui s’écrient pratiquemenent en choeur « Cet homme est un crétin ! Il nous ferait tous détruire ! ». C’est bien l’option de la force qui l’emporte et rapidement l’Est et l’Ouest dirigent leurs plus puissants missiles au dessus de l’atmosphère. Une varitable grèle de missiles atomiques s’élève vers les vaisseaux des « visiteurs ». Dans un énorme bruit de tonnerre se déroule alors ce que le narrateur définit comme étant « la plus grosse explosion créée par l’homme »…

Mais quand la fumée se dissipe, l’état-major mondial, réunit devant un écran géant de radar, n’est pas au bout de ses surprises. L’armada étrangère est toujours là dans le ciel, impassible… Et totalement intacte. Les armes atomiques ne les ont pas endommagé, pas même égratigné. Un des militaires pseudo-soviétiques s’écrie « Ils… Ils sont indestructibles ! Nous sommes à leur merci ! Que pouvons-nous faire maintenant ? ». Mais un confrère américain rétorque qu’il ne leur reste plus qu’une option : « Nous devons suivre le second plan… Implorer leur clémence ! Détruire nos armements ! Entièrement ! Nos navires, nos avions et nos tanks, les bombes nucléaires et tout le reste ! ». Cette fois il n’y a plus d’objection… Toutes les nations tombent d’accord pour détruire leur arsenal, avec le vague espoir d’être épargnées si elles prouvent que leurs intentions sont pacifiques…

Bientôt les navires de guerre sont sabordés dans les océans, les avions sont incendiés dans les bases militaires, tout comme les tanks et les armes de toute nature. L’humanité abolie alors la moindre trace de guerre. Mais quand le dernier canon est démoli, la foule peut se rendre compte que… les vaisseaux extra-terrestres s’éloignent à toute vitesse… Ils repartent visiblement dans l’espace, sans faire le moindre mal aux humains.

Les passants peuvent alors pousser un grand soupir, heureux d’avoir été épargnés. Les responsables des grandes nations se réunissent à nouveau, déduisant que les visiteurs de l’espace, quoi qu’ils aient été, avaient sans doute été alarmés par la guerre froide et la surenchère de l’armement. « Peut-être nous considéraient-ils comme une menace, maintenant que le voyage spatial est à notre portée » théorise l’américain. Le soviétique, en lui serrant la main, renchérit « C’est très possible ! Nous avons gagné leur confiance ! Tant que nous ne construirons plus d’armes ils nous laisseront en paix ! »… La Terre a donc trouvé la paix globale, même si c’est sous la contrainte…

Mais pour comprendre l’histoire dans toute sa portée il faut encore attendre sa vraie conclusion. Au même moment, dans l’observatoire privé du pseudo-Einstein (celui qui, depuis le début, prêchait la solution de la paix), l’homme et son épouse observent les nouvelles. La femme confirme le tout à son mari : « Les journaux relatent la nouvelle mon chéri ! Avec la menace de l’invasion derrière nous, l’Est et l’Ouest ont juré d’abolir la construction d’armes ! Ton rêve de paix éternelle a enfin commencé !  […] Mais le monde ne saura jamais le rôle que tu as joué… ou celui de ton invention ! ». Derrière eux trône en effet un étrange gadget, aux faux airs de projecteur… Le savant justifie alors sa discrétion « Il vaut mieux qu’ils croient ce qu’ils pensent, que les vaisseaux spatiaux étaient réels… Plutôt qu’une série de diapositives magnifiées des miliers de fois et incrustées dans le ciel grâce à mon projecteur dimensionel spécial ! ». On peut voir alors dans la main de l’homme une image représentant des vaisseaux, précisément la vue que les passants observaient dans la première page de l’histoire. Le savant poursuit « Peut-être que ma méthode était un brin frauduleuse et je regrette la panique ainsi causée mais la fin justifie les moyens. Tout spécialement quand cela a amené la paix dans le monde ! ». Le savant a tout bonnement mis fin à la guerre froide en faisant croire à l’immence d’une invasion extra-terrestre…

Forcément, un certain nombre de lecteurs de ces lignes auront sans doute trouvé l’histoire d’« Invasion From Outer Space » assez familière. Forcer le monde à mettre fin à la guerre en faisant croire à une menace extra-terrestre ? C’est à peu de choses près la philosophie finale de la maxi-série Watchmen (d’Alan Moore et Dave Gibbons), publiée un quart de siècle plus tard. L’ex-super-héros Ozymandias y monte une conspiration pour empêcher la troisième guerre mondiale en lançant un extra-terrestre factice contre New York (la différence notable étant que cette fois l’attaque est autrement plus sanglante, avec la population new-yorkaise et quelques personnages annexes sacrifiés pour le bien général). Ozymandias est plus sanguinaire que l’anonyme savant de Tales of Suspense #2 mais tous les deux posent, à des niveaux différents, la même question : est-ce que la fin justifie les moyens. Ironiquement, dans les années 80, le responsable éditorial Len Wein refuserait de superviser le dernier numéro de Watchmen parce qu’il pensait que cette conclusion, reposant sur une fausse invasion, était un trop gros cliché de science-fiction, en particulier semblable à l’intrigue d’un épisode de la série Outer Limits, « The Architects of Fear » (l’épisode paraîtrait selon la volonté de Moore mais sans le soutien de Wein). Tales of Suspense #2, précédant Watchmen de plus de deux décennies, serait-il inspiré de l’épisode d’Outer Limits ?

Et bien non. Ce n’est tout bonnement pas possible car si ce numéro de Tales of Suspense date de mars 1959, « The Architects of Fear » n’a été diffusé dans Outer Limits qu’en septembre 1963 ! S’il devait y avoir copie entre les deux, elle ne serait pas intervenue de la télé vers les comics mais dans le sens contraire. Encore qu’il serait prématuré d’établir que cette histoire de Jack Kirby peut avoir influencé Outer Limits et peut-être, à des décennies de distance, Watchmen. D’abord Architects of Fear n’est pas si semblable à l’oeuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons (et pas plus à celle de Kirby) qu’on a bien voulu le dire. Dans le feuilleton TV, le complice supposé faire croire à l’imminence d’une invasion en se déguisant en extra-terrestre finit abattu par des chasseurs sans vraiment avoir atteint son but. La conclusion insiste même sur le fait que « les épouvantails, la magie et les autres peurs ne peuvent rapprocher les gens les uns des autres. Il n’y a pas de solution miracle pour remplacer le soin de l’autre, le travail, le respect et l’amour mutuel ». Dans l’histoire les « Architects of Fear » échouent. Ce qui n’est pas le cas, ni dans Watchmen, ni dans Tales of Suspense #2…

Pour autant Len Wein n’avait pas tort sur le fond : L’invasion extra-terrestre montée de toute pièce pour ramener de force la paix sur la Terre est effectivement un cliché assez courant. On retrouve ainsi ce cas de figure dans Tales of Suspense #2 mais aussi quelques autres histoires de Marvel. Mais également dans un certain nombre de sources extérieures. C’est le cas de la nouvelle de Kurt Vonnegut « Les Sirènes de Titan », parue également en 1959 (mais trop tard pour avoir pu influencer « Invasion From Outer Space », sachant que malgré sa date de couverture Tales of Suspense #2 a été diffusé fin 1958). Bien avant cela, le romancien Theodore Sturgeon avait écrit en 1948 « Unite and conquer », une nouvelle traitant d’une autre invasion factice pour réconcilier les peuples de la Terre. Et il existe sans doute bien d’autres romans et nouvelles pouvant revendiquer d’avoir utilisé cet archétype de la SF. Pour ce qui est des comics, l’exemple le plus frappant (et le plus proche de Watchmen) est sans doute Weird Science #5 (1951) dans lequel un scientifique construit une fausse bombe martienne et détruit une ville américaine (c’est à dire que le sang coule comme dans le plan d’Ozymandias) pour unir l’humanité dans une guerre contre Mars. Le scénariste inconnu de Tales of Suspense #2 pourrait donc aussi bien s’être inspiré de Sturgeon que du Weird Science de la concurrence (et il ne semble pas incroyable de penser que, pour faire face à la demande, les auteurs des histoires d’horreur et de SF de Marvel se replongeaient dans les EC Comics quand ils étaient à court d’idée). Il n’en reste pas moins que, malgré l’absence de super-héros à la Doctor Manhattan, malgré le fait que Watchmen, lorgnant énormément sur les héros de Charlton, porte d’une certaine manière l’empreinte de Steve Ditko, « Invasion From Outer Space » reste au moins partiellement un Watchmen façon Jack Kirby… D’ailleurs ce n’est la seule histoire de l’auteur à lorgner sur cette direction, bien que de façon pas toujours uniforme.

Dans Tales of Suspense #21, dans une histoire également dessinée par Kirby, un véritable extra-terrestre, Klagg, fait mine d’attaquer la Terre seulement pour que les armées humaines s’unissent au lieu de se faire la guerre. Dans ce cas il n’y a pas supercherie (il y a bien un extra-terrestre, bien qu’il mente sur sa nature belliqueuse) mais la moralité de l’histoire reste la même… Dans le même ordre d’idées (mais cette fois pas dessiné par Jack Kirby), Astonishing #57 (janvier 1957) contenait déjà, deux ans plus tôt, une histoire utilisant un schéma similaire de celui de Tales of Suspense #2… mais en inversé. Dans « The Black Boxes », un savant américain reçoit pour mission de créer une arme anti-missile longue distance qui rendra impossible toute guerre nucléaire. Finalement quelques temps plus tard une multitudes de cubes noirs géo-stationnaires emplie le ciel, détruisant tout missile lancé. Tout le monde félicite le savant pour son invention… et ce dernier préfère finalement garder pour lui que, n’ayant pas réussi à inventer ce qu’on lui avait demandé, les cubes noirs ne sont pas de son fait (comprenez qu’il s’agit sans doute d’une intervention extra-terrestre pour neutraliser la guerre sur Terre mais que l’humanité se contente d’une autre explication). Du coup, les « Black Boxes » vues dans Astonishing #57 sont d’une certaine manière les précurseurs chez Marvel du Monolithe de 2001 (bien que, bien sur, il n’existait aucun monolithe en 1957). En définitive il n’en reste pas moins que le plan d’Ozymandias était traité en long et en large dans les comics des années 50 et que Len Wein n’avait pas tort quand il parlait d’idée déjà très utilisée…

[Xavier Fournier]

PS: Et bien sur bonne année 2011 au passage !