Trade Paper Box #62: Fluorescent Black
22 janvier 2012[FRENCH] Issue des pages de « Heavy Metal Magazine », la série « Fluorescent Black » fut produite entre 2008 et 2010 sous l’impulsion du scénariste M.F. Wilson. A la base pensée pour le cinéma, cette cavalcade humaniste a finalement vu le jour dans un format papier qui lui convient très bien. Et là, comme portée par un souffle indé bien agréable, il faut dire qu’on se trouve en présence d’une BD généreuse et agitée, voire carrément perturbée du bulbe… à lire impérativement avant que notre formatage du quotidien nous ait complètement avalés par la tête !
Les damnés de la terre
L’année 2085. Adieu Biopolis. Exilés de Singapour pour avoir échoué à un test de biostat, et embarqués dans un fourgon de la « Genomic Regulation », une mère et ses enfants sont emportés, direction le sud de la péninsule malaisienne. Bienvenue à Butcherblock, quartier de Johor Bahru, chez les maudits, le rebus d’une société assurément et cyniquement eugéniste. Les enfants y font les poches des cadavres et la nuit venue, dans le bidonville, il vaut mieux être armé. « Libérez les gènes » scandent les révoltés lors des fréquentes émeutes. Ici, on vend les corps pour se faire de l’argent. Un seul leitmotiv pour survivre : « Où qu’on aille, on reste ensemble ». Autour de Max et Blue, découvrez le destin d’un groupe d’orphelins, devenus jeunes adultes dans la zone, la vraie…
On avait dit mollo sur le destroy
« Ce n’est pas l’argent qui nous définit, Blue. C’est l’ADN. » Les premières pages de cet album nous la font courte et sans nuance. Dans ce futur pas si lointain, on distingue clairement deux espèces humaines déterminées par leur patrimoine nucléique : l’Homo sapiens inferioris et l’Homo sapiens superioris. Le futur qui nous est ainsi dépeint nous laisse alors découvrir une société génétiquement maîtrisée, mais à deux vitesses, jusque géographiquement. Les bidonvilles ne sont séparés de Biopolis que par un pont mais le fossé reste énorme : « Les travaux de rénovation avaient à peine démarré. Les rues étaient si propres qu’on aurait pu manger par terre. Tout le monde était heureux et en bonne santé. Sauf nous. On polluait le patrimoine génétique. »
Partout autour, on crève la faim, on dépouille, on tue pour quelques crédits. Profitant de la misère de ces damnés exilés « en dehors » de Biopolis, les « carottes », ces Supérieurs bien dotés proposent des marchés peu avouables, et ce sont bien les viandards qui se frottent les mains…
De l’autre côté du pont, dans l’enceinte de Biopolis, les expérimentations sur le génome sont un business au long cours. Dotée d’un code génétique particulièrement amélioré, Nina est le sujet de tests sur l’« Ultagène », au sein de la nurserie créée par la compagnie Ugen. Son personnage va rapidement cristalliser la division entre deux mondes qui se méprisent, et sa prise en otage par les rebelles s’avère paradoxalement, pour elle, synonyme de découverte, de liberté, d’entrée dans le monde réel, hors de la serre.
En Malaisie, on pirate l’ADN comme un hackeur crackerait le code d’une base de données cryptée.
A la tête des recherches Ugen, le Dr. Anja Rupinder. Etonnant personnage que chercheur jadis désireux de vaincre les syndromes de dépression chronique, mais désormais responsable d’un vaste protocole eugéniste au service de la ségrégation. Grisé par le succès de ses recherches, son ambition est de porter les Hommes les plus « méritants » génétiquement (sic) vers un stade d’évolution supérieur. En assumant pleinement la casse et les conséquences de tels actes autour de Biopolis…
L’ambiance cyberpunk – ou biopunk plus précisément – du volume le rapproche assez nettement d’Akira, la série phare d’Otomo Katsuhiro, dans l’esprit (les références y sont du reste assez explicites), en moins contemplatif mais aussi beaucoup plus trash. Une opération qui tourne mal, et ça se termine directement par du sang et des tripes disséminés un peu partout. Avec ses gueules cassées, ses tatoués, ses raids motorisés en horde sauvage… le lien entre Nina et Max, également, l’analogie avec Akira est aisée à percevoir. Mais aussi inquiétants soient-ils, ces maudits « sont simplement le produit de leur histoire » comme le rappelle un scientifique plus lucide que ses confrères.
Pourtant, malgré ses qualités indéniables (le rythme notamment), le scénario reste probablement moins original que son contexte et ses dialogues : « Ma vie vaut que dalle. Si je crève, c’est pas une grosse perte. Pour toi, c’est pareil ? », tance Max au moment de braquer une indéfendable « carotte ». Une atmosphère et un concept global qui, c’est essentiel dans l’appréciation générale du titre, sont très joliment mis en images par un Nathan Fox à fleur de peau, auteur des crayonnés et de l’encrage (« Pigeons from Hell », « DMZ », « Dark Reign: Zodiac ») et Jeromy Cox, coloriste déjà vu sur « New Mutants », « DMZ », « Amazing Spider-Man », « Teen Titans », « Vampyrates », ou « Promethea ».
L’horreur au service du message
Derrière la violence (extrême) de façade, ce sont donc bien l’exaltation du carpe diem et la volonté de survivre qui s’imposent comme les valeurs fortes de cet album. Il s’agit donc d’une BD qui se lit d’une traite comme on écoute, dans le spleen, son disque d’adolescent préféré. Un grand moment de mélancolie « cash », une œuvre aussi crue et réaliste que naïve. Signalons, enfin, l’ajout d’une chronologie très complète retraçant les grands événements qui ont forgé ce futur, ainsi qu’un glossaire revenant sur l’ensemble des termes et concepts créés par les auteurs. En ces temps de pragmatisme austère, il est bon de s’appuyer sur des pépites aussi folles que brillantes. Rien que pour ça, « Fluorescent Black » vous réchauffera le cœur.
[Nicolas Lambret]« Fluorescent Black », par MF Wilson (scénario), Nathan Fox, et Jeromy Cox (dessin), Editions Bragelonne-Milady, Coll. Milady Graphics, octobre 2011, 196 p.