Oldies But Goodies: More Fun Comics #65 (Mars 1941)

Oldies But Goodies: More Fun Comics #65 (Mars 1941)

7 juillet 2012 Non Par Xavier Fournier

[FRENCH] Pendant le Golden Age de DC, Aquaman n’était que très peu lié au mythe d’Atlantis. C’est dans les aventures de Doctor Fate qu’on verrait apparaître un peuple d’hommes-poissons belliqueux, voulant détruire le « monde de la surface ». L’armée en question venait d’une cité engloutie mais si ce préambule peut faire penser à Sub-Mariner (l’amphibien de Marvel, qui lui aussi s’attaquait aux « gens de la surface »), les Fish-Men proviennent d’une toute autre inspiration…

Création du scénariste Gardner Fox (1911-1986) et du dessinateur Howard Sherman, l’énigmatique Doctor Fate resta longtemps un personnage en cours de formation, ses auteurs ne cessant de rajouter des éléments à la série. Apparu comme un sorcier sans origine dans More Fun Comics #55 (mai 1940), Fate fit pour la première fois mention de sa base secrète (une austère et inquiétante tour sans porte, construite à Salem avant l’ère précolombienne) dans More Fun Comics #57. Et il faudrait attendre More Fun Comics #67 pour que le lecteur puisse découvrir l’origine de ce héros-mage reconnaissable grâce à son heaume doré.

Mais en un sens, peu importait. Le Doctor Fate, expert en magie, était opérationnel dès le début et en particulier dès la mise en place de cette étrange tour à Salem, dont on nous disait d’emblée qu’elle avait été construite par des vikings, avant l’arrivée des espagnols. Cette tour, c’était comme un phare d’où Doctor Fate surveillait le monde, guettant les interventions potentielles de méchants nécromanciens. Fate disposait d’une boule de cristal qui s’activait en cas de menace. Ainsi Fate gardait la Terre contre les menaces mystiques sans qu’il y ait besoin de perdre du temps dans chaque épisode. Fate était de ces gens qui « savaient ». Il n’y avait pas besoin d’en dire plus. En particulier dans cette première époque de la série, qui se voulait plus noire, plus démoniaque qu’une phase ultérieure plus super-héroïque (une phase reconnaissable au fait que le héros deviendrait un véritable médecin et que son heaume serait modifié, laissant voir sa bouche et son menton). Dans ces premiers temps de la série, il suffisait que Gardner Fox invente une nouvelle alerte démoniaque et que Fate y réponde pour qu’une nouvelle aventure démarre. Pas d’enquête, pas de faux semblants, pas de détours…

Dans More Fun Comics #65 (Mars 1941), c’est bien ce schéma qui est utilisé, alors qu’on nous explique qu’en « haut de sa tour surplombant les collines spectrales de Salem, l’étrange créature connue sous le nom de Doctor Fate surveille le monde pour le protéger des menaces liées à la sagesse perdue des Anciens ». Et justement, alors qu’il scrute sa boule de cristal, Doctor Fate aperçoit une scène assez incroyable : Il voit un Homme-Poisson (« Fish-Man ») de Nyarl-Amen qui sort de la mer. La créature, rose et violette, a une tête de poisson mais un corps globalement humain (mis à part quelques écailles dans l’entre-jambes qui forment comme un short naturel). La créature est armée d’un trident, histoire de faire référence à Poséidon et, par extension, à l’océan.

Bien sûr personne, en dehors de Fate lui-même, ne sait précisément ce qu’est un Homme-Poisson de Nyarl-Amen. Pour enfoncer le clou, le scénariste s’arrange donc pour que son personnage utilise à nouveau le terme : « Sauf si mes yeux me trompent, je viens de voir un Homme-Poisson de la dynastie Nyarl-Amen qui remonte à 50.000 ans en arrière ! ». Sans perdre de temps, Fate s’envole, tout en continuant à se parler à lui-même : « Moi seul peut empêcher Nyarl-Amen de conquérir le globe, si c’est ce qu’il veut faire ! Nyarl-Amen ! La « sagesse merveilleuse »… qui dirigea le monde depuis sa cité marine sous les vagues… Cruel et puissant… avec des hommes à l’image des poissons qui le servaient ! ».

Pendant ce temps l’Homme-Poisson, qui se trouve à Hawaï, approche d’une base navale. Deux sentinelles en train de faire leur patrouille ne manquent pas de le remarquer : « Bon sang, Bill ! Regarde ça ! Cet homme avec une tête de poisson ! ». Inversement la créature, comme pour montrer qu’elle n’est pas là pour le tourisme, brandit son trident en un geste agressif. Les deux soldats font mine de le mettre en joue puis se reprennent, pas impressionnés par le rapport de force entre leurs armes : « Il menace de nous jeter sa lance ! Ha ha ! ». Mais cette « lance » n’est pas que décorative. Bien au contraire elle est capable de lancer des éclairs. L’Homme-Poisson s’exclame « Mourrez, respirateurs d’air ! » puis déclenche une violence rafale de foudre, qui tue les deux soldats américains sur le coup. En fait l’Homme-Poisson n’est que l’éclaireur d’un important détachement de « Fish-Men ». Une armée de monstres similaires surgissent alors des vagues. Eux aussi sont armés de tridents électriques et eux aussi commencent à tirer sur tous les humains qu’ils peuvent croiser. Leurs ordres sont simples : « S’emparer de cette base puis ensuite soumettre le monde entier ! ». C’est le début d’une invasion venue du fond des mers !

Doctor Fate arrive dans le ciel d’Hawaï Il observe l’attaque des Fish-Men et s’écrie : « Je dois interférer ou les États-Unis vont perdre cette citadelle navale ! ». Un sursaut patriotique qui vient curieusement court-circuiter le sens de la valeur de la vie humaine chez le héros. Ce qui inquiète Fate, c’est bien la chute de la base plus que les victimes. Sauver la base revient à sauver des vies me direz-vous mais cette formulation est intéressante, reflet d’une époque où l’Amérique se préparait confusément à la seconde guerre mondiale. Doctor Fate se pose sur la plage et commence par lever son bras en signe de paix. Il tente de négocier avec les Fish-Men et leur laisse une dernière chance de repartir. Sinon… il leur promet qu’il les détruira. La menace n’émeut pas spécialement les envahisseurs. Si Doctor Fate semble très bien savoir ce qu’ils sont, eux ne font pas mine de le connaître. Au contraire ils pensent être face à un fou. Ils lèvent leurs tridents et tirent des rafales d’énergie, convaincus qu’ils vont le terrasser. Le lecteur, lui, sait bien que Doctor Fate est un puissant sorcier et qu’il peut résister à ce genre d’attaques. Mieux: Son corps stocke l’énergie mystique, qu’il peut projeter à volonté. Sans perdre de temps, il invoque donc le « pouvoir dans son corps » et lance des flammes vers les Fish-Men. Le feu n’étant pas précisément l’élément naturel des Hommes-Poissons, ceux-ci périssent immédiatement.

Un militaire ne manque pas de remercier de temps pour remercier le héros d’avoir sauvé la base. Mais Doctor Fate n’est pas vraiment une célébrité. C’est un maître de l’occulte. Il ne se montre pas régulièrement au public. Le militaire lui demande donc qui il est. Simplement, le magicien répond « On me connait sous le nom de Doctor Fate ! Je vais poursuivre ses Fish-Men jusqu’à Nyarl-Amen et les détruire ! ». Notez qu’une nouvelle fois Fate insiste sur la terminologie de Nyarl-Amen sans daigner l’expliquer. Le héros se dirige alors vers la plage et entre dans l’eau, visiblement sur le point de remonter la piste des Hommes-Poissons. Derrière lui le soldat est incrédule : « Mais je ne suis pas certain qu’il va arriver à les détruire ! Qui est-il vraiment ? Et d’où tient-il cette puissance ? ». Personne ne donnera la réponse à cet observateur. Mais le commentaire daigne nous en dire plus. Ou tout au moins il fait mine de nous dire plus tout en rajoutant au mystère : « En réponse à la question de l’officier – Doctor Fate est un homme qui possède la connaissance des Chaldéens, des Égyptiens et de ces races qui existèrent avant que notre histoire connue commence… Atlantis la cité perdue… Mu la submergée… La magie et les arts perdus, les secrets de la nature et de l’univers sont à lui ! Il les utilise pour combattre les menaces secrètes à travers le monde ! ». Bref, Doctor Fate sait tout et sait tout faire, puisqu’échappant au monde physique… Mais pas un mot sur son identité ou sa provenance, sur son origine (Gardner Fox jouerait ainsi avec les nerfs de ses lecteurs jusque dans More Fun Comics #67, deux numéros plus tard, quand il révèlerait la genèse du personnage).

Sous les eaux, Doctor Fate ne semble pas avoir de problème pour respirer (normal, c’est un magicien, il doit bien avoir un sortilège pour ça et c’est tellement évident que le narrateur ne se donne pas la peine de l’expliquer). Non seulement Fate respire sous l’eau mais il continue de parler seul (à l’époque Fox n’était visiblement pas très fan des bulles de pensées) : « Je dois chercher les fonds marins jusqu’à je trouve la cité de Nyarl-Amen ! ». Heureusement pour lui, il n’a pas à chercher longtemps. Dans la case suivante il approche déjà d’une forteresse engloutie : « Je dois chercher la « sagesse perdue » dans son repaire… Dans cette ville qui l’a préservé pour une centaine de milliers d’années ! ». En début d’histoire Doctor Fate disait pourtant que les Fish-Men correspondaient à la dynastie Nyarl-Amen « 50.000 ans plus tôt ! ». Il faut donc croire que Nyarl-Amen a passé 50000 ans dans la solitude avant la création des Hommes-Poissons…

Mais qui est vraiment ce Nyarl-Amen ? On ne tarde pas à l’observer sur son trône. Nyarl-Amen dit « l’Ancien » est simplement le roi des Hommes-Poissons. Il est assis sur son trône quand un survivant de l’attaque de la plage vient lui rapporter qu’une « créature d’un autre monde les a vaincu avec des flammes ! ». Nyarl-Amen peste : « Suis-je donc servis pas des idiots ? Envoyez d’autres hommes pour l’attaquer ! Qu’on me l’amène ! ».

Pendant ce temps Doctor Fate s’est introduit dans la forteresse. Le héros y trouve un militaire américain, hypnotisé en face de deux grands yeux rouges. L’homme est en train de réciter et de révéler tous les secrets des effectifs de l’armée des USA (il faut donc croire que l’intérieur du palais est empli d’air et pas d’eau, sinon le soldat serait mort). Doctor Fate reconnaît les deux globes rouges : « Les yeux magiques de Nyarl-Amen ! Celui qui les regarde est forcé de leur dire tout ce qu’ils veulent ! ». Le magicien se précipite et soustrait le soldat à l’influence des yeux magiques. Mais son intervention n’est pas passée inaperçue. Les Hommes Poissons se mettent à la recherche de Fate et de l’homme qu’il a sauvé. Le militaire commence d’ailleurs à reprendre ses esprits. Doctor Fate lui explique : « Vous avez été hypnotisé ! On vous a forcé à livrer les secrets de l’armée ! Il en fera de même avec les britanniques, les japonais, les français… ». Mais bien sûr le héros ne l’entend pas de cette oreille. Il s’élance dans les couloirs du palais : « Tes jours sont comptés, Nyarl-Amen ! Prépares-toi à mourir ! ». Le problème c’est que le roi des Hommes-Poissons n’est pas né de la dernière pluie. Il attend Doctor Fate en ayant pris la précaution de s’entourer d’un cercle de feu, qui lui sert de protection. Doctor Fate constate que, comme lui, Nyarl-Amen possède la sagesse des anciens. Fate ne peut pénétrer ce cercle de protection. Il décide donc de prendre le temps de ramener l’officier libéré à la surface. Fate prend le temps de le déposer sur une île où il sait qu’un bateau ne tardera pas à venir le chercher…

Puis Doctor Fate plonge à nouveau. Pourquoi avoir laissé un tel délai à son adversaire ? Parce que le héros n’est pas d’un naturel belliqueux. Tout comme il avait laissé une chance aux Fish-Men de se rendre, il espère que « le temps donné à Nyarl-Amen lui aura permis de réfléchir et qu’il préférera une sentence à perpétuité que la mort ». On se demande bien comment Fate pourrait organiser la prison à perpétuité pour un être comme Nyarl-Amen… Mais la question reste une vue de l’esprit puisque (vous l’aviez deviné) le roi des Hommes-Poissons n’a aucune intention de se rendre… Au contraire il a pris le temps de s’équiper d’un lance-flammes qui lance du feu grégeois, arme incendiaire antique qui avait la particularité de brûler même dans l’eau. L’utilisation de ce feu particulier semble indiquer que le palais de Nyarl-Amen est totalement envahi par les eaux… Ce que semblait pourtant contredire la survie du soldat prisonnier il y a quelques cases. De fait, Nyarl-Amen a sa disposition une sorte de lance-flammes aquatique qu’il utilise directement sur Doctor Fate. Mais ce dernier est tout aussi imperméable à l’attaque qu’il l’était un peu plus tôt, quand les Fish-Men ont tenté de le tuer avec leurs tridents électriques. Le feu grégeois n’est pas plus efficace. Du coup Nyarl-Amen décide d’utiliser des méthodes plus simples et s’empare d’un grand glaive avec lequel il semble bien décidé à en finir avec Fate…

Cette fois le héros n’a pas besoin d’un sortilège pour régler l’affaire. En face d’une menace physique aussi commune qu’une épée, il lui suffit de répondre d’un coup de point : « Je pense qu’un peu de persuasion moderne fera des merveilles ! ». Comme Nyarl-Amen n’a pas voulu écouter les appels à la paix de Doctor Fate, le monstre aquatique est puni par le sort : Il tombe et, dans sa chute, s’empale accidentellement sur son propre glaive. Fate décide donc que sa présence n’est plus nécessaire. Encore que. Si le leader est mort, il reste son armée. Doctor Fate surgit donc à la surface (sans avoir le moindre problème de décompression, mais bon, une fois encore insistons sur le fait que c’est un magicien et qu’il échappe donc à la plupart des règles physiques). S’envolant dans le ciel, Fate lève la main et lance alors une décharge composée de « l’énergie stockée dans son corps ». Toute la cité de Nyarl-Amen est alors secouée par une terrible explosion. Tous les Fish-Men sont tués sur le coup et la ville est détruite. Il ne reste qu’un champ de ruine. La simple décharge de Doctor Fate est aussi destructrice qu’un bombardement intensif. Ce qui fait qu’on pourrait se demander pourquoi Fate n’a pas commencé par ça plutôt que s’ennuyer à descendre dans les fonds marins. Sans doute voulait-il laisser sa chance à la paix ? La menace cette fois totalement détruite, le magicien s’envole vers Salem en se parlant à nouveau à lui-même (à moins qu’on imagine que, d’une manière ou d’une autre, il est conscient de la présence du lecteur) : « Ainsi est mon labeur : Préserver l’humanité des menaces bizarres du Mal ! ».

Bien sûr, Gardner Fox se chargera de lui trouver encore bien des « menaces bizarres » à affronter dans les épisodes suivants. Mais arrêtons nous un instant sur l’ennemi rencontré dans ce numéro. Au demeurant Nyarl-Amen et ses troupes ont l’air d’une civilisation sub-aquatique assez générique, comme les super-héros de l’époque pouvaient en affronter de manière assez régulière. En fait, quand on gratte un peu, l’inspiration de Fox est cependant manifeste et nous permet de mieux décoder non seulement la provenance exacte de Nyarl-Amen mais aussi d’une bonne partie du folklore initial de Doctor Fate. Le nom même du chef des Fish-Men trahit en effet une forte influence de l’écrivain H.P. Lovecraft !

Maître du Fantastique dans la première moitié du XX° siècle, Lovecraft est connu pour avoir inscrit ses nouvelles et ses romans dans un seul univers partagé, le mythe de Cthulhu. Les bases de cette mythologie sont riches en races démoniaques oubliées et on trouve, parmi les créatures citées, un certain Nyarlathotep. Lovecraft décrit son Nyarlathotep comme un homme de grande taille, ressemblant à un pharaon égyptien. A priori rien à voir avec un Homme-Poisson vivant au fond de l’océan. Mais voilà. Nyarl-Amen est une sorte de jeu de mots qui fait allusion à Nyarlathotep en passant via un nom porté par d’authentiques pharaons: Amenhotep (parfois traduit par Aménophis). Si on remplace le suffixe « hotep » par l’autre moitié du nom du pharaon, Nyarlathotep se transforme à peu de choses près en « Nyarl-Amen ». Bon ok. Un clin d’œil nominatif me direz-vous. Mais c’est peu pour déduire que l’Homme-Poisson descendrait « structurellement » de l’œuvre de Lovecraft. En fait, il faut s’intéresser à un texte de Lovecraft qui n’a rien à voir avec Nyarlathotep. En 1928, dans la nouvelle The Call of Cthulhu (« l’Appel de Cthulhu »), Lovecraft décrit la ville engloutie de R’lyeh, dans laquelle réside le monstrueux Cthulhu. D’accord, Cthulhu est plutôt une créature en partie tentaculaire qui ne règne pas sur un peuple d’Hommes-Poissons. Mais l’auteur n’allait pas en rester là et allait revenir sur le mythe de la ville sous les eaux. Dans « The Shadow Over Innsmouth » (bizarrement traduit en France sous le titre « Le Cauchemar d’Innsmouth »), Lovecraft évoque une ville (terrestre) où les habitants dégénèrent en… hommes-poissons, destinés à retourner vivre dans la cité engloutie Y’ha-nthlei. L’histoire de Doctor Fate dans More Fun Comics #65 est donc une sorte de compilation de concepts empruntés à Lovecraft.

Et pas seulement. Cet épisode est une clé qui permet de mesurer précisément l’influence de Lovecraft sur la création initiale de Doctor Fate. Justement grâce aux références à « The Shadow Over Innsmouth ». Initialement cette nouvelle avait été refusée par les éditeurs de Lovecraft. Elle était donc restée d’abord dans les cartons. De guerre lasse, l’auteur finira par la céder à Visionary Publishing Company, qui l’éditera en 1936 pour un tirage ultra-limité (on parle de 400 exemplaires dont une bonne partie n’auraient pas été écoulés). Gardner Fox était fan de littérature fantastique et il est techniquement possible qu’il ait été un des rares détenteurs de ce premier tirage. Mais les probabilités semblent minces. C’est seulement après la mort de Lovecraft qu’Arkham House publiera « The Shadow Over Innsmouth » dans un recueil de nouvelles de l’auteur (« The Outsider and Others ») profitant d’une réelle diffusion (encore qu’on parle d’à peine plus de 1200 exemplaires) en 1939. Enfin, en janvier 1942, le magazine Weird Tales, à bout de textes originaux de Lovecraft, daignera publier « The Shadow Over Innsmouth » dans ses pages. En apparence tout est donc simple : On serait tenté de penser que les Hommes-Poissons du « Cauchemar d’Innsmouth » ont inspirés, via la réimpression de 1942, ceux que combat Doctor Fate dans More Fun Comics #65.

Il ne peut cependant en être ainsi. Les comics étant anti-datés de plusieurs semaines (de manière à rester plus longtemps sur les rayons des vendeurs), More Fun Comics #65 n’est pas réellement paru en Mars 1942. Plus probablement le numéro était déjà en vente en janvier 1942. Dans les faits, tout semble empêcher que Gardner Fox ait été inspiré par la version de Weird Tales. La question de savoir dans quelle version Fox a pu découvrir « The Shadow Over Innsmouth » peut sembler secondaire. Mais en fait tout indique qu’il n’a pu la découvrir que dans l’édition de 1939. Et c’est là que les choses deviennent déterminantes. Car ce recueil là contient divers autres textes. Dans The Outsider (nouvelle qui donne son titre au roman), Lovecraft décrit une sorte d’apparition qui évolue dans un château qui ne semble pas avoir d’issue… Un château qui fait forcément penser à la tour sans issue que Gardner Fox donna à Fate dès More Fun Comics #57, en 1940 (le personnage de The Outsider étant une sorte de fantôme on peut d’ailleurs se demander si le scénariste de Doctor Fate n’avait pas d’abord pensé faire de son héros un revenant, avant de se raviser car More Fun Comics disposait déjà d’un autre personnage du même genre, le Spectre). Et si Fox donne un nom dérivé de Nyarlathotep à un autre concept lié à Lovecraft (les Hommes-Poissons), très différent du grand pharaon décrit par le romancier, notons que l’apparence du pharaon immortel fera son apparition dans More Fun Comics #67, au moment de raconter les origines de Doctor Fate. Le mentor de Fate, l’immortel Nabu, doit visiblement son apparence à la description de Nyarlathotep.

Ce qui revient à dire que la majeure partie de la mythologie de Doctor Fate, personne créé en mai 1940, provient au moins pour une bonne partie de la lecture de « The Outsider and Other, paru quelques mois plus tôt. Fox, grand amateur de Science-Fiction et de Fantastique, était forcément déjà familiarisé avec l’œuvre de Lovecraft et sans doute fut-il également inspiré par d’autres ouvrages du maître (ou par des numéros de Weird Tales). Mais il ne pouvait avoir accès à « The Shadow Over Innsmouth » et divers autres éléments que dans ce condensé publié quelques mois avant qu’il invente son propre sorcier. Les différences viennent en fait surtout du dessin. Soit Howard Sherman n’avait pas été mis dans la confidence de l’origine des concepts évoqués. Soit il n’avait pas la culture visuelle nécessaire pour transposer Lovecraft en images. Au final il est certain que ses Hommes-Poissons et d’autres concepts de la série ne ressemblent pas vraiment aux créatures chthoniennes qui étaient évoquées dans les nouvelles. Pour qui sait guèter les signes, cependant, il ne peut y avoir de doute : Les Fish-Men ne sont pas une énième race amphibienne apparue par hasard : Doctor Fate doit son existence en bonne partie à l’imagination de Lovecraft et sa rencontre avec Nyarl-Amen en est la preuve !

[Xavier Fournier]