Imaginarium: Arthur Adams: Gorilles dans la plume

Imaginarium: Arthur Adams: Gorilles dans la plume

2 avril 2019 Non Par Bernard Dato

Artiste et auteur de comics, « Art » Adams a montré, entre autres goûts, un penchant pour les monstres qu’on peut voir dans les films de séries B. Mais sa propre série, celle dont il invente les personnages et dont il détient les droits, ainsi que certains personnages co-créés ici et là, sont une allusion plus ou moins directe à un mythe fondateur de l’histoire du cinéma. Allez, disons-le : Arthur Adams ne va pas se contenter de l’allusion ; il va bouleverser le mythe !

Comme tout artiste, Arthur Adams est à la croisée de plusieurs cultures. Deux, principalement. On va trouver dans son travail des codes distinctifs des comics super-héroïques : le nombre réduit des cases par planche ; des éléments de la scène qui sortent du cadre ; l’énergie dégagée par les personnages dans leurs postures qui, même au repos, contiennent une vigueur imminente ; l’hypertrophie musculaire des héros, tout en rondeurs, et les formes sensuelles, tout en rondeurs également des héroïnes (éléments qu’il doit en partie à un Walter Simonson, et qu’il léguera sans doute à un Ed MGuinnes ou un Frank Cho). Mais on trouve aussi l’héritage de la BD latine (l’italien Paolo Eleuteri Serpieri), ou l’influence du français Mœbius. Les hachures d’Art Adams, qui tendent vers le pointillisme, doivent beaucoup à ce dernier. Le goût pour les détails accumulés aussi. De ce fait, Arthur fait partie de ces artistes qui travaillent plutôt lentement, ce qui fera de lui un dessinateur de couvertures essentiellement.

Comme Mœbius, Art Adams se veut « créateur d’univers ». Il a bien sûr appris, par le jeu des contrastes, à mettre l’accent sur les points stratégiques de l’intrigue, mais par ailleurs les compositions sont fouillées. On peut se promener dans ses décors. On peut les explorer. Et dans ses couvertures, il joue très peu sur le hors-champ : tout est dans le cadre ! La scène est complète, comme un monde en soi. D’accord, Art Adams ce serait un peu l’efficacité d’un Jack Kirby, éclairée jusque dans les moindres détails par la lumière nuancée d’un Mœbius. Mais ces héritages sont intégrés, digérés. La patte d’Arthur Adams est unique. Elle saute aux yeux au premier coup d’œil. Alors regardons un peu les motifs avec lesquels il jongle. Ce sont eux, les motifs, qui nous diront probablement ce que « pense » le dessin de l’artiste.

Singes géants, lourds et puissants, accompagnés de jeunes femmes aux formes pulpeuses et aux postures sexy… voilà ce qu’on trouve le plus souvent sous la plume d’Art Adams. Et cet attrait est connu de tous : DC comics lui confiera des couvertures du crossover annuel JLApe, et Marvel fera de même pour sa mini-série Marvel Apes (intrigues où les super-héros sont des singes). Quand à Monkeyman and O’brien, création d’Art Adams, elle propose le même schéma. Un schéma qui évoque, on n’y échappe pas, l’un des grands mythes de la culture populaire : King Kong, 1933.

 

Sculpter un mythe en trois étapes 1/ Reproduire le mythe

On voit ici qu’Arthur Adams, quand il est en « récréation » (il s’agit d’une image pour un « print »), revient au mythe de King Kong tel qu’il apparaît en 1933. Willis O’Brien, responsable des effets spéciaux du film, était de toute évidence imprégné par la lumière et la luxuriance des visuels de Gustave Doré lorsqu’il conçoit les décors de Skull Island. Le même Gustave Doré qui a inspiré Mœbius. Le même Mœbius qui irrigue le style d’Art Adams et dont on retrouve, en particulier dans cette image, le soin accordé aux détails et les hachures pointillistes. Toute la scène est dans le cadre. Les motifs classiques du mythe sont là : le singe hypertrophié, incarnation d’un désir mâle primitif, défend l’objet de son désir (la belle jeune femme sexy, appeurée et impuissante), contre le danger primal du dinosaure.

Quand le cinéma traite d’un mythe, il l’emprunte en général à la littérature (Tarzan, Frankenstein et autre Dracula). Mais King Kong est une des rares exceptions : c’est le 7ème art qui, ici, crée lui-même un mythe. On peut interpréter King Kong de diverses manières. Mais en gros — et si on en reste au visuel —, le singe géant est l’incarnation du désir masculin animal (brut, primitif, démesuré), et la femme, objet de désir, est une victime (naïve, passive, impuissante). Dans Monkeyman and O’brien, le même couple. Le même ? Vraiment ?

A quelques détails près. Oui mais voilà, ces détails visuels, presqu’insignifiants, vont pénétrer le mythe et le changer. Quoi de plus insignifiant qu’une toute petite paire de lunettes rondes ajoutée sur les naseaux du grand singe ? Sauf que le désir animal en devient intelligent. Quoi de plus anodin que des vêtements moulants pour la jeune femme ? Sauf qu’ils révèlent une musculature développée et puissante. Le désir primitif s’est mis à réfléchir et la victime, elle, s’est réveillée, s’est prise en main, elle est de toute évidence vigoureuse et audacieuse. Et les deux sont partenaires ! C’est une sorte de féminisme que l’art visuel d’Arthur Adams à inoculé au mythe de King Kong. Non pas un féminisme où l’homme fait le deuil de sa virilité et la femme de son sex-appeal. Mais un féminisme qu’on pourrait qualifier de « postmoderne », qui montre un homme toujours viril mais qui pense, et une femme toujours sensuelle mais qui est forte. Bye Bye King Kong… et longue vie à King Kong !

 

Sculpter un mythe en trois étapes 2/ Changer le sens du mythe

Dans ce dessin pour une couverture d’album de la création d’Art Adams, Monkeyman and O’brien, le dessinateur reprend les motifs principaux de King Kong. On a bien là un singe géant et une belle héroïne. Sauf que… en ajoutant au gorille une petite paire de lunettes rondes cerclées de fer (symbole de l’intellectuel typique), il fait du désir primitif une tension contrôlée par l’intelligence. Monkeyman reste une représentation de la virilité ultime et qui déborde de testostérone, mais il pense, il réfléchit… c’est la raison qui le guide. Quant à la belle O’Brien, sa partenaire, si sa longue chevelure rousse et ondulée, la finesse de son visage et l’opulence de sa poitrine lui conservent une féminité classique et désirable, les muscles affleurent sous le collant, le poing est fermé, le regard déterminé et, à l’égale de Monkeyman, elle manie une arme lourde et sophistiquée. C’est fait : Arthur Adams a changé le Mythe ! Le désir mâle et animal s’est fait intelligent ; la féminité passive et victimisée s’est faite forte et active.

C’est une des marques des plus grands : prendre un mythe universel et l’éclairer sous un nouvel angle ; lui donner un sens nouveau ; en proposer une interprétation inattendue. Sigmund Freud et sa psychanalyse l’ont fait avec Œdipe. Albert Camus et sa philosophie l’ont fait avec Sisyphe. Art Adams et son art graphique le font avec King Kong. Pour finir, rien n’empêche de remarquer que Willis H. O’Brien (1886 – 1962), pionnier des effets spéciaux cinématographiques dans les années 30 (années qui, rien n’empêche de le remarquer non plus, virent naître le genre super-héroïque), fut célèbre pour les visuels et les trucages du King Kong 1933. O’Brien ? Vous avez dit O’Brien ? Comme c’est brillant…

 

Sculpter un mythe en trois étapes 3/ Déplacer le mythe modifié

Arthur Adams, chaque fois qu’il en a l’occasion (ici pour une couverture de Fear Itself, The Fearless # 5), décline ce qu’il a fait de King Kong : un féminisme postmoderne. Les personnages sont The Thing (des Fantastic Four), et Valkyrie (celle de Marvel, c’est-à-dire celle de Roy Thomas et John Buscema). C’est net : The Thing a une aura simiesque (dans sa position et dans ses proportions), mais une tenue vestimentaire à la décoration sophistiquée indique l’intelligence ; la femme est jeune et jolie, mais elle est forte, musclée, armée. La lumière, comme souvent chez Adams, est en contre-plongée, comme dans certains décors du film de 1933 ; mais aux hachures à la Mœbius, s’ajoute ici un motif typiquement mœbiusien aussi : le cristal. Cette lumière qui vient du bas pourrait bien être une lumière intérieure qui illumine les personnages. Une lumière qui aurait changé le sens de King Kong. On peut le voir ainsi. Pourquoi pas ? Quoi qu’il en soit, Arthur Adams parvient ici à déplacer ce qu’il a fait du mythe cinématographique qui anime toute son œuvre, dans un univers autre que le sien.

.[Bernard Dato]