80ème anniversaire du Sandman
2019 ne marque pas que le seul anniversaire de Batman. S’il est bien entendu à des années-lumière de la notoriété de l’homme chauve-souris, le Sandman de DC Comics passe ces jours-ci lui aussi le cap des quatre-vingts années. Un personnage certes plus confidentiel et des créateurs moins connus du grand public mais qui comptent dans l’histoire des comics, et qui ne sont pas forcément dissociables de Batman.

Il se passait beaucoup de choses dans les comics, début juin 1939. Le scénariste Gardner Fox (1911-1986), actif déjà depuis quelques années, venait de remplacer temporairement Bill Finger à l’écriture de Batman. Detective Comics #29, paru le 31 mai, contenait le troisième épisode des aventures du justicier de Gotham City mais aussi le premier écrit par Fox, qui y injecta un certain nombre d’éléments auxquels ni Bob Kane ni Bill Finger (les créateurs du personnage) n’avaient pensé. Sous l’influence de Fox et dès cet épisode, donc, Batman allait commencer à se découvrir des véhicules spécialisés (avec le Batgyro, ancêtre du Batplane et devançant la Batmobile). Fox allait aussi commencer à détailler le contenu de la bat-ceinture et, quelques semaines plus tard, inventer le Batarang, un « petit gadget » qui a depuis fait beaucoup de chemin. Le scénariste décide aussi que le Batman ne peut se satisfaire de combattre de « simples » gangsters et invente le tout premier Bat-vilain, le Doctor Death (qui ouvre la voie à bien des criminels grotesques de Gotham). Fox est aussi l’auteur d’une « greffe » qui pour le coup a moins fonctionné : son Batman était plus porté sur l’usage des armes à feu et n’hésitait pas à tuer ses adversaires si c’était nécessaire. Mais l’important est de considérer que si Gardner Fox n’avait pas remplacé Finger pour quelques épisodes de Batman, l’homme chauve-souris que nous connaissons aujourd’hui serait fort différent.
Le passage (bref mais décisif) de Gardner Fox sur Batman marque aussi le basculement de cet auteur vers l’écriture de super-héros, un genre dans lequel il sera par la suite prolifique (Fox est le cocréateur de Flash, d’Hawkman, Dr. Fate, de Starman, de la Justice Society of America, de la Justice League…). Mais ce qui se passe au printemps 1939 n’est pas très net : est-ce qu’on lui confie quelques épisodes de Batman parce que, dans les coulisses, il est déjà en train de concevoir un autre justicier ou est-ce qu’au contraire c’est l’expérience de l’écriture de Batman qui lui permet d’imaginer un autre détective masqué ? Le Batman de Fox est-il le laboratoire du Sandman ou au contraire est-ce que Batman s’est nourrit des choses que Fox avait déjà écrit (mais pas encore publié) pour le Sandman ? Un autre indice est l’interconnexion apparente des deux créations de Fox. A quelques jours ou à quelques semaines de distances, le scénariste créé d’une part un criminel qui gaze ses victimes pour les empoisonner et un super-héros qui utilise un gaz pour neutraliser ses adversaires. Doctor Death et le Sandman sont, au moins sur le plan scénaristique, deux facettes de la même pièce.
Ce qui est certain c’est que les deux personnages sont un peu cousins, même si l’on s’interroge encore sur le fonctionnement de leur généalogie. Qui plus est, la chronologie exacte est, aujourd’hui encore, confuse. Création (d’abord sous le pseudonyme collectif de Larry Dean) de Gardner Fox et du dessinateur Bert Christman (1915-1942), le Sandman (Wesley Dodds, dans le civil) est apparu de manière pratiquement simultanée dans deux comics différents. D’une part New York World’s Fair #1 (la date de parution reste floue, il s’agit probablement de début juin, même si dans le contexte des histoires on part du principe que l’épisode s’est déroulé en avril puisque la World’s Fair a commencé le 30 avril) et de l’autre Adventure Comics #40 (daté officiellement – sur la couverture – de juillet 1939 alors que dans les faits le numéro a été diffusé à partir du 10 juin 1939).

Gardner Fox
Le Sandman (qui sera traduit en VF sous des noms tels que le Marchand de Sable ou « l’Homme au Sable », par analogie au conte fantastique de l’allemand E. T. A. Hoffmann) est donc le richissime Wesley Dodds (Dodd sans « s » dans les premiers épisodes), qui a fait fortune dans l’acier et qui cache, sous des abords timides, des talents de détective et d’ingénieur. Le personnage est possiblement inspiré du Green Hornet, un justicier qui connaissait un énorme succès à la radio et dans les pulps de l’époque (bien que pas encore devenu une star de la TV comme dans les années 60). Fox, lecteur compulsif, avait sans doute compris tout ce que Batman devait au Shadow et avait décidé de s’inspirer d’un des concurrents directs de ce dernier. Dodds s’invente donc, comme Batman, quelques gadgets pour faire régner la justice, en particulier un pistolet à gaz qui lui permet d’endormir ses adversaires (dans certains épisodes, une autre substance sert également de sérum de vérité pour les interroger).
Mais à la différence de Bruce Wayne, aucune chauve-souris n’est venue traverser la résidence de Dodds pour l’influencer. Aussi l’ingénieur se trouve un « totem » sans doute moins fort. Il s’équipe d’un simple masque à gaz qui cache aussi son identité. Mais pour le reste, le Sandman ne porte qu’un costume de ville de l’époque, un chapeau et tout au plus un seul accessoire super-héroïque : une cape. Une explication plus tardive viendra expliquer que les vêtements de ville de Dodds sont traités tout spécialement pour réagir au gaz et changer de couleur quand il entre en action, expliquant pourquoi et comment des personnages qui croisent Dodds puis, un instant plus tard, le Sandman, ne font pas forcément le rapprochement entre les tenues.


Mais quand il se retrouve sur le marché du travail en 1936, Christman trouve un autre débouché pour son crayon. Il devient dessinateur (et à l’occasion scénariste) de comics. Passionné par les avions et les engins de guerre, qu’il sait dessiner de façon plus adéquate que certains de ses collègues, Christman reprend assez rapidement les aventures d’un héros-aviateur nommé Scorchy Smith (« Bob l’aviateur » en VF), créé à l’origine par John Terry. Finalement, il décide de prendre des cours de pilotage d’une façon ou d’une autre. En juin 1938, Christman fait le choix de s’engager dans l’armée pour devenir pilote sur le porte-avion Ranger. Il continue à travailler pour les comics pendant son temps libre. Mieux : il s’inspire de son quotidien et de deux de ses meilleurs amis à bord pour créer The Three Aces (« les Trois As ») dans Action Comics #18 (Septembre 1939, soit quelques mois après la création du Sandman. Bert Christman est doublement important pour la création du Sandman. D’abord parce que plusieurs sources notent que sur cette série il arrivait que (à l’image de la doublette plus tardive Stan Lee/Jack Kirby) Fox ne trace que les grandes lignes de l’intrigue et que Christman (moins disponible que le tout-venant des dessinateurs de l’époque puisqu’à l’armée) rédige lui-même les détails de l’histoire alors qu’il la dessinait.
La différence entre les auteurs et les super-héros qu’ils inventent, c’est que dans les comics on ne meurt jamais vraiment. En 1941, Christman fait partie des gens qui pensent que la guerre contre le Japon est inexorable. Il intègre les American Volunteer Group, surnommés les « Flying Tigers », qui se prépare à la Seconde Guerre mondiale. En décembre 1941, après Pearl Harbor, ces « Tigres Volants » sont déployés en Asie pour y lutter contre l’envahisseur japonais. L’aviateur-artiste de comics est envoyé, lui, du côté de Rangoun, en Birmanie. Plusieurs fois son avion est abattu au combat. Parfois hospitalisé, Christman reprend le combat aussi rapidement qu’il peut. Il est finalement tué le 23 janvier, alors qu’il défend Rangoun d’une attaque aérienne japonaise. Christman fait partie de ces auteurs de comics qui auraient pu avoir une longue carrière qui ont été fauché par la guerre. En fait ce n’est pas qu’il est mort aux commandes de son avion. Alors que pour échapper à un crash il sautait en parachute, il a été frappé quand même par les balles japonaises. La mort du Lieutenant-Colonel Bertman en 1942 défraie assez la chronique pour que la Paramount lui consacre un reportage biographique « Minute Man Bert Christman », projeté dans les salles de cinéma. Un peu plus tard, ce sont des publicités pour l’effort de guerre qui reprennent le portrait de l’aviateur tombé, avec le slogan « lui a donné sa vie, combien pouvez-vous donner ? »
Christman avait arrêté de dessiner le Sandman à l’automne 1939 pour se concentrer d’abord sur ses Three Aces puis se consacrer entièrement à l’armée. Après le départ de Christman de la série, le héros masqué passe alors dans les mains du dessinateur Creig Flessel (1912-2008), qui deviendra indissociable du personnage. C’est une décision naturelle. Flessel (qui est par ailleurs le créateur du Shining Knight) signait déjà la couverture d’Adventure Comics #40, où le Sandman débutait ses aventures régulières. Quand, en 1940, Gardner Fox conçoit la Justice Society of America, il l’imagine fort logiquement en utilisant pour une grande partie des super-héros qu’il a lui-même créé. Le Sandman devient donc l’un des fondateurs de la JSA. Rien que cette ligne de CV suffirait à lui assurer une note dans l’histoire des comics mais le Sandman a laissé bien d’autres traces, bien que Fox doive l’abandonner à son tour pour se concentrer sur des super-héros plus populaires.
Contrairement à une idée reçue assez courante, ce ne sont pas Joe Simon et Jack Kirby qui « relookent » le Sandman fin 1941 mais le dessinateur Paul Norris. La date n’est sans doute pas innocente non plus. Alors que l’entrée des USA dans la Seconde Guerre mondiale se profile à l’horizon et que de toute manière les reportages d’actualité ramènent toute une imagerie des événements en Europe, le masque à gaz du héros passe à la trappe. Considérant que le coté « costume de ville » est sans doute ce qui freine la notoriété du Sandman, par rapport à des justiciers aux couleurs plus criardes, Norris en fait un super-héros plus classique dans Adventure Comics #69 (décembre 1941). S’il conserve bien son pistolet à gaz, Wesley Dodds vit désormais ses aventures en collant jaune et violet. Pour le rapprocher encore plus de Batman, on lui invente un équivalent de Robin, le jeune auxiliaire Sandy.
Simon et Kirby arrivent, eux, quelques mois plus tard. Ils conservent globalement le costume de Norris (en lui retirant tout au plus sa cape, seul élément qui datait des débuts). Mais leur apport se situera plutôt au niveau des histoires, désormais beaucoup plus spectaculaires. Simon et Kirby reprennent alors un élément déjà (moins) présent dans les premiers épisodes de Fox et Christman : l’idée que quelque fois le Sandman et Sandy sont guidés par leurs rêves. Moins détective, plus super-héros, le héros tient le coup jusqu’en 1946, moment où il la victime indirecte d’une réorganisation des titres. L’éditeur d’Adventure Comics décide d’y importer des super-héros plus populaires, tiré d’une autre série (More Fun Comics). Contre Green Arrow ou Aquaman, le Sandman ne fait pas le poids. Il est envoyé au placard pour une vingtaine d’années.
A la fin des années cinquante, DC Comics relance sa gamme de super-héros. Si Batman, Superman, Wonder Woman, Aquaman ou Green Arrow ne sont pas « partis » et n’ont donc pas besoin d’être « remplacés », l’éditeur décide dans un premier temps de faire table rase des personnages disparus à la fin des années quarante et d’introduire de nouvelles versions de Flash, Green Lantern, Atom ou Hawkman, comme si les héros antérieurs n’avaient jamais existé. Mais il n’y a pas de nouveau Sandman à ce moment-là , le personnage n’étant pas assez porteur pour être « reconstruit ». Ce qui sauve Wesley Dodds, c’est son appartenance à la Justice Society of America. Gardner Fox, refondateur d’une partie des séries, introduit d’abord dans un épisode de Flash l’idée que les héros des années quarante continuent d’exister sur une Terre parallèle, Earth 2.
Puisque Fox est le scénariste de la Justice League of America, il va au fond de la logique et ramène finalement la Justice Society avec rapidement une forme de « jumelage » entre les deux Terres : une fois par an les membres de la League et ceux de la Society sont supposés se rendre visite. Ce genre de rencontre étant très populaire, Fox prend l’habitude de ramener de plus en plus d’anciens membres. En 1966, Wesley Dodds, le Sandman originel, réapparaît donc comme un membre de la JSA rappelé pour l’occasion. Fox en profite pour ramener le profil originel de sa création, la version Christman : Dodds utilise à nouveau le costume de ville, le chapeau et le masque à gaz tandis qu’aucune mention n’est faite de Sandy. Fox (comprenant qu’une arme qui endort seulement ses adversaires n’est plus très compétitive à une époque où les menaces sont plus cosmiques) revoit mine de rien l’arsenal de sa création. Le pistolet de Wesley Dodds a été modifié pour projeter du sable que le héros peut manipuler de façon quelque peu alchimique. Tour à tour il emprisonne des criminels derrière un mur de sable ou dans une cage de verre. Il arrive même a transformer le sable… en menottes pour attacher ses adversaires. Ses performances sont désormais plus proches de celles d’un Green Lantern ou du futur Firestorm.
Mais ce retour sous la houlette de Fox est de courte durée. Le scénariste, cocréateur d’une foule de personnages de DC Comics, est débarqué à la fin des années soixante parce que lui et d’autres auteurs vétérans réclament à l’éditeur une forme de couverture sociale. Craignant de créer un précédent, DC cesse du jour au lendemain d’utiliser les services de gens comme Fox ou Broome. A ce sujet, les Marvelophiles sont souvent plus au fait du départ à la même époque de Steve Ditko et Jack Kirby de l’équipe de Marvel pour arriver chez DC Comics. Ditko et Kirby, ne trouvant pas leur compte chez l’éditeur de Spider-Man et des Fantastic Four, ont migré chez DC (en repassant par la case Charlton, pour Ditko). Mais il faut comprendre que l’arrivée des auteurs est aussi le contrecoup d’une injustice qui va dans l’autre sens. DC, s’étant débarrassé sans ménagement de ses pionniers, a toute la place disponible pour accueillir les transfuges de Marvel. A l’inverse Fox tente de trouver une place chez Marvel (reprenant quelques temps l’écriture de Doctor Strange) mais son style est trop daté. Finalement, il va rapidement se retirer des comics, mettant fin à plusieurs décennies de carrière. Il convient de noter qu’il y a cependant comme un transfert d’influences. Ditko, à la fin des années 60, créé les justiciers urbains « à chapeau » Mr. A et The Question. S’il est possible de les relier, comme Sandman, au lointain modèle du Green Hornet, Question, qui modifie la couleur de son costume de ville via un gaz, semble devoir au personnage de Fox et Christman au moins une partie de son inspiration.
Dans le jeu de chaises musicales entre Fox et Kirby, DC et Marvel, le retour du King chez l’éditeur de Superman a lui aussi quelques retombées sur la destinée de Sandman. Kirby lance plusieurs séries qui composent son « Fourth World » et qui sont relatives à sa mythologie des New Gods. Pour compléter la pagination de certaines de ces revues, il est décidé de réimprimer de vieux épisodes que Kirby a produit pour DC Comics dans les années 40. Quand Kirby lance la revue Forever People, en 1971, elle est donc couplée avec des réimpressions de son Sandman (sans masque-à -gaz), que les lecteurs de l’époque connaissent paradoxalement moins que celui qui hante les réunions JLA/JSA. Aussi en novembre 1971, considérant sans doute que les lecteurs s’y perdent, DC Comics décide de réimprimer Justice League of America #94 l’épisode originel (en fait le premier épisode paru dans Adventure Comics) du Sandman version Fox/Christman. Il sera suivi d’autres réimpressions aléatoires du Sandman option « masque-à -gaz » (Justice League of America #99, 100-Page Super Spectacular #15 et 17…).
Il faut attendre Justice League of America #113 (septembre 1973) pour ce qu’on peut considérer comme étant la première histoire véritablement centrée sur le Sandman depuis les années 40. Le scénariste Len Wein, plus connu pour être le cocréateur de Wolverine, est fan du Sandman. Il décide de répondre à toutes les questions en suspens liées à Wesley Dodds. Où est passé son jeune auxiliaire ? Et pourquoi avoir abandonné son costume coloré pour reprendre celui des origines. Wein, en une vingtaine de pages, fait un prix de gros : un jour (dans la parenthèse entre 1946 et 1966), par accident, le jeune Sandy a été transformé en une monstrueuse créature à base de silice, il est donc devenu une sorte d’homme-sable difforme. Découvrant la chose, Dodds a plongé son assistant dans un profond sommeil et s’est juré de le guérir un jour. Sans l’influence positive de Sandy et s’en voulant de plus en plus de ne pas trouver de remède, Dodds a décidé de revenir au costume plus sombre de ses origines. Dans l’épisode, le Sandman, la JLA et la JSA découvrent que les précautions de Wesley étaient inutiles : s’il a bien l’allure d’un monstre, Sandy n’est pas devenu véritablement fou pour autant. Il a donc été plongé inutilement dans le sommeil pendant des années. Dodds s’en veut d’autant plus (même si l’épisode laisse entendre que la technologie des Amazones de Wonder Woman permettra de guérir le jeune homme). Cela fait plus d’informations et d’évolution que le personnage a pu en voir depuis 1946 mais c’est une sorte de coup de projecteur avant une autre forme d’éclipse. DC Comics a en effet décidé de passer à un autre Sandman.
Fort de ses réimpressions de Sandman dans Forever People et parce qu’à bien des égards le gros du public des seventies (comme la plupart des lecteurs modernes, il faut bien le dire) ignore totalement le nom des créateurs originaux du Sandman), Jack Kirby, à nouveau en tandem avec Joe Simon, apparaît totalement légitime pour inventer un nouveau « marchand de sable » en décembre 1974. Après tout, comme on l’a vu, Wesley Dodds évolue sur Terre 2, le monde des vieux héros, tandis qu’il n’y pas de Sandman sur Terre 1 (le monde de Barry Allen ou Hal Jordan). Par conséquent libérés de toute contrainte, Simon et Kirby peuvent inventer un personnage qui cette fois plonge littéralement dans le monde des rêves et le surnaturel. Leur Sandman est un mystérieux héros habillé de rouge et jaune, une sorte de sentinelle qui protège le monde des humains (en habitant leurs rêves) contre des invasions cauchemardesques. Le nouveau Sandman est accompagné de deux créatures hideuses, Glob et Brute, qui ne l’assistent pas toujours de bon cÅ“ur. Mais ce Sandman rénové intervient alors que Jack Kirby, lassé de DC Comics, songe déjà à retourner chez Marvel.
La série Sandman est de courte durée, le King s’en va et le nouveau héros se retrouve pratiquement aussi orphelin que l’ancien Sandman, sans que Kirby ait même pris le temps de préciser le détail de ses origines. Abandonné dans l’univers DC et sans série fixe, il est repris par Roy Thomas pour les besoins de quelques épisodes de Wonder Woman en 1983. C’est là qu’on explique son identité et son contexte. Le Sandman rouge et jaune est en fait un psychanalyste, Garrett Sanford, qui s’est retrouvé piégé dans la dimension des rêves. Thomas est porte un regard un peu moins idéaliste que Simon & Kirby sur le personnage. Le Sandman rouge et jaune confesse ainsi au passage avoir quelques fantasmes au sujet de Wonder Woman, lui faisant des avances de manière lourdingue, lui expliquant bien qu’il serait un meilleur parti que Steve Trevor. L’amazone ne donne pas suite et Sandman en est quitte pour un portrait peu flatteur. Dans Justice League of America Annual #1 (1983) Sanford est mieux traité et devient même membre honoraire de la League mais c’est une nomination sans lendemain. Ce Sandman non plus, malgré quelques autres apparitions mineures, ne semble pas passer la vitesse supérieure.
Bon, et Wesley Dodds dans tout ça ? Depuis Justice League #113, son histoire personnelle n’a guère avancé. Tout au plus il a joué les figurants dans quelques rares histoires de la Justice Society. Mais à la fin des années 70, sans doute pour ne pas faire de l’ombre à Sanford, il est graduellement sous-exploité. DC Comics Presents #42 (février 1982) s’efforce de trouver une explication logique pour ce « retrait », lié aux événements de 1973 et à la transformation puis à la captivité de Sandy. Une histoire écrite par Mike W. Barr voit Wesley Dodds capturé par un de ses ennemis qui a découvert sa double identité. Le gangster tente de le noyer sous le sable pour lui faire avouer qu’il est Sandman. Mais curieusement Dodds lui-même semble… ne pas s’en souvenir. On découvre en cours de route que, traumatisé par ce qui est arrivé à Sandy, Wesley ne pouvant plus supporter cette responsabilité, il a été convenu avec son psychanalyste d’une séance d’hypnose pour lui faire oublier qu’il est Sandman. Autrement dit le héros s’est auto-imposé une retraite et ne s’en souvient même pas. Mais pendant l’attaque du gangster, ce dernier laisse échapper qu’il compte retrouver Sandy et s’en prendre aussi à lui. Entendre le nom de son ancien auxiliaire suffit à briser la programmation de Dodds, qui se souvient d’un coup de toutes ses compétences. En quelques cases il redevient le Sandman, vient à bout des gangsters et disparait en promettant de retrouver Sandy pour, cette fois, le guérir.
Pour compliquer la chose en 1986 Crisis of Infinite Earths comprime les différentes continuités en un seul monde cohérent. Wesley Dodds et Garrett Sanford appartiennent donc désormais à la même Terre mais sans aucun lien apparent entre eux. Mais on l’a vu, Roy Thomas s’intéresse au concept. Grand amateur de la notion d’héritage à l’intérieur de l’univers DC, il entreprend de connecter les différents personnages via un troisième. A l’époque il est le scénariste de Infinity Inc., équipe qui regroupe les descendants de la Justice Society. Mais Dodds n’a pas d’enfant. En 1988 (Infinity Inc. #50) c’est donc Hector Hall, le fils d’Hawkman, qui après être passé pour mort se retrouve à son tour piégé dans le monde des rêves et devient le successeur de Sanford (qui lui, nous dit-on, s’est suicidé entretemps). La manÅ“uvre a pour but de ramener les pouvoirs et le nom de Sandman vers la généalogie de la Justice Society. L’idée est cependant de courte durée, interrompue par l’initiative d’un autre auteur.
A la même époque le scénariste anglais Neil Gaiman cogite en effet depuis quelques temps déjà sur une possible relance du concept du Sandman « gardien des rêves », autrement dit la version produite par Simon & Kirby en 1974. Parce que, dans un contexte de gamme informelle qui prendra plus tard le label Vertigo, Karen Berger a déjà rencontré un certain succès avec des séries occultes basées sur l’imagination d’auteurs britannique, elle accepte de lui commander une série régulière Sandman mais à une condition : il doit s’agir d’un nouveau Sandman, différent des trois précédents (si l’on compte donc Dodds, Sanford et Hall). Gaiman adapte son idée et organise la chose de manière à faire de tous ces Sandmen les éléments constituant d’une mythologie qui gravite autour de son nouveau personnage.
Moins de huit mois après le Sandman de Roy Thomas et presque pile poil pour le cinquantième anniversaire du premier héros, celui de Gaiman (dessiné par Sam Kieth) apparaît donc dans son propre titre. Le scénariste y explique que le vrai maître des rêves, le vrai Sandman, est le dieu Morpheus, qui a passé le plus clair du XX° siècle en captivité, réduit en esclavage par une société occulte. Sans lui, le monde des rêves s’est déchainé. Dans les années 30 il a inspiré, à distance, l’imagination de Wesley Dodds, le poussant à devenir Sandman. Glob et Brute, qui sont à la base des sujets de Morpheus, se sont amusés avec d’autres humains (tour à tour Sanford et Hall) pour leur faire croire qu’ils étaient le Sandman et qu’ils régnaient sur les rêves. Mais le début de la série de Gaiman met en scène l’évasion de Morpheus et sa reprise en main de son royaume. C’est l’un des principaux succès des comics de l’année 1990. Assez pour que DC/Vertigo décide à partir de ce moment-là que Sandman devient réellement la chose de Gaiman. Lui, tout au long de la série et à travers d’autres périples oniriques, digérera les autres Sandmen comme autant de personnages secondaires.
La série, qui dure jusqu’en 1996, s’achève d’ailleurs par la mort et la régénérescence de Morpheus. Il renaît sous les traits d’un Sandman habillé de blanc (en fait Daniel Hall, le fils d’Hector) qui veille à son tour sur le monde des rêves. Ce qui pourrait sembler « écraser » les Sandmen précédents est en fait une chance pour Wesley Dodds.
A noter que dans l’un des arcs qui n’a rien à voir avec les aventures d’origines, Sandman rencontre l’aviateur Blackhawk (qui n’appartenait pas à DC Comics en 1939) et qu’on peut voir dans cette injection une forme d’hommage au premier dessinateur de Wesley Dodds. Autre ajout, dans Sandman Mystery Theatre #21 le héros se retrouve à affronter une version rénovée de Doctor Death (l’ennemi que Gardner Fox avait créé pour Batman), soulignant ainsi l’interconnexion historique et thématique entre les deux personnages. Avec soixante-dix numéros plus un numéro special et quelques apparitions annexes, on peut considérer que Sandman Midnight Theatre est un moment d’exposition sans précédent pour Wesley, qui du coup éclipse une partie des héros qu’il côtoyait dans les rangs de la Justice Society.
Il convient aussi de noter que Sandman Midnight Theatre inscrit le héros dans une logique post-Watchmen. Dodds, fatigué et en proie à des problèmes de doute et de libido, peut être comparé au personnage de Nite-Owl dans l’Å“uvre d’Alan Moore et Dave Gibbons. De fait le Sandman tel que créé par Fox et Christman mais dépoussiéré par Gaiman, Wagner et Seagle devient une sorte de veilleur crépusculaire, comme un curseur qui marque (avec le Crimson Avenger, un autre rejeton du Green Hornet) l’apparition des super-héros et qui semble paradoxalement en guetter la fin. Dans Kingdom Come, qui chronique l’affrontement futur des héros de DC Comics, Mark Waid et Alex Ross font de lui une sorte d’annonciateur de l’apocalypse à venir. Les visions prémonitoires d’un Dodds mourant sont confiées, dans ses dernières heures, à son confesseur, le prêtre Norman McCay, qui devient plus tard le témoin involontaire des événements annoncés.
La mort du vieux Wesley Dodds est aussi utilisée en 1999 comme base de départ pour le lancement de la série JSA par James Robinson et David Goyer mais cette fois pas du tout dans un futur hypothétique. C’est bien dans le présent que, via ses prémonitions, Dodds est mis au courant de l’identité d’un nouveau Doctor Fate. Le sorcier Mordru, qui justement veut remplacer le Doctor Fate en question, compte bien soutirer cette information à Dodds mais celui-ci préfère se suicider plutôt que parler. Plus tard, le souvenir de Dodds sera entrevu pour une minisérie Sandman Midnight Theatre à la continuité incertaine, « Sleep of Reason », où il hante un nouveau (et énième) successeur [1]. C’est à cause/grâce à son enterrement que les membres de la Justice Society se retrouvent et refondent le groupe, séparé depuis quelques années. Mort, Wesley Dodds reste important dans la JSA et son apparence à part lui assure quelques apparitions multimédia comme, par exemple, un épisode de la série TV Smallville où, là -aussi, il est rapidement sacrifié.
Si cet escamotage au début de JSA peut sembler quelque peu iconoclaste, il réinstalle cependant l’héritage de Dodds (et par conséquent de Fox et de Christman) au centre du destin de la Justice Society. Le premier épisode de la série régulière comme d’ailleurs pas Sandy/Sand qui, en plein sommeil, a droit à une double apparition de l’esprit de Wesley Dodds accompagné de Daniel, le « Morpheus Blanc ». Cette scène précéde immédiatement le moment où Sand apprend le décès de son mentor. On comprend donc qu’il y a une sorte de transfert, adoubé par Wesley et Dodds, pour que Sand prenne la relève. Robinson et Goyer établissent sans perdre de temps que Sandy (désormais simplement « Sand »), libéré de sa forme monstrueuse a toujours ses pouvoirs sablonneux. Après le départ de Robinson de la série, c’est Geoff Johns qui prendra sa place, en s’intéressant notoirement à « Sand ». Alors qu’il apparait qu’il est à son tour sujet à des visions prémonitoires, il est, pendant plusieurs années, un Sandman officieux, avant d’assumer finalement le titre et une version mise à jour du costume de Dodds (avec un chapeau, un masque et une sorte d’imper).
Le reboot de DC en 2011 fait hélas table rase des héros de la première génération de DC Comics et par conséquent la Justice Society passe une nouvelle fois à la trappe. Rebootée sous la forme d’une autre Terre alternative (la série Earth 2 scénarisée par James Robinson) certes pas inintéressante, elle n’a cependant plus la même légitimité. Une version rebootée de Wesley Dodds (cette fois il est identifié comme canadien), qui n’a plus aucun lien avec les années trente, y fait son apparition. Le personnage, cette fois, n’est pas officiellement Sandman (en tout cas pas au début) mais le leader d’une force paramilitaire nommée les Sandmen, qui disposent de certains pouvoirs déjà vus chez Sand/Sandy. Vers la fin de la série, Dodds, seul survivant de l’escouade, devient plus proche de ce que l’on attend du Marchand de Sable, adoptant une dégaine similaire dans les derniers mois, avant de passer à son tour à la trappe.
Sandman, dans sa version classique, n’est pas réputé pour être un personnage majeur. Au bout du compte, la dynastie de héros qui en a émergé (et qui continuera, sans doute, à le faire) aligne aussi des noms d’auteurs qui ont compté. En 2019, l’héritage du Sandman de Fox et Christman persiste encore via deux « branches ». D’abord l’univers dégagé par Neil Gaiman fait toujours l’objet de quelques spin-offs construits autour du royaume de Morpheus/Daniel (un Daniel qu’on a d’ailleurs récemment entrevu dans le crossover Metal de DC Comics). C’est le prolongement de la marque Sandman et de son rapport avec le rêve.
Wesley Dodds revient. Peut-être pas pour de bon, peut-être pas pour toujours (allez savoir si un énième reboot ne se cache pas dans les derniers épisodes de Doomsday Clock). Mais en tout cas pile à temps pour souffler la quatre-vingtième bougie d’un Sandman qui, s’il court loin derrière Batman ou Superman, n’en est pas moins la survivance d’un rêve qu’ont partagé en 1939 un scénariste responsable de tout un pan de l’Histoire des comics (mais pas considéré à sa juste valeur pour autant) et un héroïque dessinateur-aviateur fauché en pleine jeunesse. Ce n’est pas tant les différentes facettes (Dodds, Sanford, Morpheus et les autres) qu’il faut honorer mais les auteurs…
Quel article! Merci de l’avoir réalisé, étant une grande fan de ce personnage qui m’a marqué et dont je « chasse » les aventures pour les collectionner, je suis émerveillée par le travail fournit et par toutes les recherches effectuées! Encore bravo, et un bon anniversaire à Sandman, qu’il nous régale pendant au moins encore 80 ans!
Excellent article! Merci beaucoup. J’en apprends énormément sur ce personnage (ces personnages?) et ses auteurs. Joyeux anniversaire, Sandman!