Imaginarium: Steve Dillon et le Punisher, suivez mon regard !

Imaginarium: Steve Dillon et le Punisher, suivez mon regard !

23 septembre 2017 Non Par Bernard Dato

« Steve Dillon était l’un de nos meilleurs dramaturges silencieux. », pouvait-on lire, parmi les nombreuses réactions suite au décès de l’artiste en octobre 2016, sur le compte Twitter de Frank Miller. Mais au fait, que peut bien être, au juste, un « dramaturge silencieux » ?

Steve Dillon et le Punisher, suivez mon regard !Survolant les mises en pages de Dillon – nous nous intéresserons surtout à « Punisher, Opération Condor », scénarisé par Becky Cloonan, dans lequel son art semble parvenir à une pleine maturité -, on pourrait rapprocher spontanément son travail de celui d’Enki Bilal (pour l’école de Paris), tant la prédominance des plans rapprochés (taille ou poitrine) et surtout des gros plans, chez les deux artistes, focalisent l’attention du lecteur sur les visages. Comme chez Bilal encore, la récurrence (et la précision anatomique) des ¾ face, ainsi que la quasi absence d’ombrage (l’accent, pour l’essentiel, est mis sur le trait), semblent faire de ces visages la cible prioritaire de sa mise en scène. Pourtant, du point de vue adopté par Frank Miller, les deux dessinateurs sont à l’opposé l’un de l’autre. Allons voir de plus près et nous remarquerons que chez le français, les protagonistes, à l’instar d’un Buster Keaton par exemple, affichent en effet une absence d’expression presque constante et, quand expression il y a, elle est timide, à peine esquissée, implicite quasiment. Chez le britannique au contraire, plus proche en cela d’un Charlie Chaplin, les expressions sont nombreuses, ultimes et nuancées à la fois. Là où chez Bilal, c’est le contexte des images et le texte du récit qui vont suggérer les émotions et les sentiments de ses sobres « acteurs », l’éloquence outrancière et la tonalité précise des mimiques faciales, chez les « comédiens » expressionnistes de Dillon, pourraient nous donner à elles seules une idée plutôt juste de l’intrigue, et ce avant même toute lecture. Si l’art de la dramaturgie consiste à construire un récit à partir d’une histoire donnée, Steve Dillon est bien ce dramaturge silencieux que nous décrit Miller – et du reste, du temps de sa collaboration avec Garth Ennis, le dessinateur avait scénarisé et illustré lui-même une histoire courte de vingt-deux planches (« Une Journée Ordinaire ») qui, se passant entièrement de tout texte, était lisible et forte pour autant. Nous pencher sur les expressions du visage humain s’impose alors.

50 nuances au crayon gris

La plupart des études sur la question distinguent sept familles d’expressions – qu’il s’agisse d’émotions ou de sentiments engendrés par ces émotions. La joie, la tristesse, la colère, le dégout, la peur, la surprise et le mépris. Chacune d’elles peut bien sûr se nuancer. Ainsi, par une connaissance large et un travail méticuleux sur le jeu des muscles faciaux qui vont animer le front, les paupières, les joues, le menton, par les rapports des sourcils, de la position des pupilles et de l’ouverture de la bouche, et grâce à des tas d’autres éléments tels que les rides ou la sueur, Steve Dillon va jouer, avec l’orchestre de ses personnages, une symphonie d’expressions tout en finesse, alternant temps faibles soigneusement intelligibles et temps forts impactants et absolus. On y verra tour à tour la peur résignée, la terreur incontrôlable, la surprise inquiète, l’étonnement fasciné, la joie sadique, le ravissement naïf, la colère tremblante, la fureur jouissive, la tristesse contenue, la peine inconsolable, le mépris moqueur, l’arrogance soucieuse, le dégout sidéré ou la répulsion irrépressible, et la liste n’est pas exhaustive tant Dillon maîtrise, semble-t-il, tout le spectre des mimiques humaines. Mais il est un personnage qui manifestement n’est pas concerné par tout cet arsenal expressif là.

Castle, le huitième passager

Car c’est une huitième expression que le Punisher va véhiculer sous le trait de Steve Dillon. Les sept autres ont en commun de dominer celui ou celle qui les exprime. On ne décide pas d’être joyeux, triste, en colère, dégouté, apeuré, surpris ou méprisant. Ce sont les événements qui commandent et qui imposent. Or, le Punisher, dans un regard unique et prégnant auquel participent tous les muscles faciaux, affiche tout autre chose : la résolution. Et la résolution est volontaire. On se retourne vers les événements et on tente de les faire plier. La résolution c’est le refus d’endurer et c’est la prise d’initiative. Bien sûr, le personnage, quel que soit le dessinateur, a toujours eu un côté résolu. Mais il est parfois lui aussi surpris, attristé, déprimé, autrement dit il est une proie possible de l’émotion qui le prend, du sentiment qui le domine. Chez Dillon rien de tout cela. A de très (très !) rares exceptions près, le héros à la tête de mort est constamment et délibérément volontaire, il est continûment dans le choix de ce qu’il fait et de ce qu’il a à faire. On peut lire parfois, dans sa résolution ultime, des bribes d’étonnement, des soupçons de colère ou des pincées de mépris, mais c’est bien la résolution qui domine toujours. Notons que Becky Cloonan fera dire à l’un des protagonistes de sa minisérie : « On peut pas tuer Castle… Il est déjà mort ». Entendez celui qui subit (Frank Castle) est mort, seul celui qui est dans le choix (The Punisher) est vivant. Ajoutons que le méchant de l’histoire de Becky – l’adversaire principal du Punisher dans « Opération Condor » -, est nommé « Face », et que celui-ci arrache la peau du visage de ses ennemis vaincus pour les clouer sur des trophées de bois accrochés à son mur. Clin d’œil appuyé à la quintessence de l’art de Dillon ? Rencontre inconsciente du visuel et du scénario ? Simple coïncidence ? Quoi qu’il en soit cette huitième expression est bien celle du choix, de la volonté, de la résolution, là où l’ensemble des autres personnages sont possédés, eux, par tout un panel d’émotions qui les saisit.

Steve Dillon et le Punisher, suivez mon regard !Décision exécutoire

Le choix persistant du Punisher est bien entendu discutable sinon contestable, et pas plus Becky Cloonan que Garth Ennis, avec Steve Dillon, ne feront du reste l’économie de ce débat moral au travers des intrigues. Mais là n’est pas la question dans cette étude. Nous retiendrons seulement que choix il y a, justement, c’est-à-dire que l’expression monolithique du personnage procède d’une « décision ». La tristesse, puis la colère, chez Frank Castle, vont provoquer la résolution du Punisher, là où tous les autres personnages, malfrats, détraqués ou victimes, affichent au contraire des réactions incontrôlées, dictées par des événements qu’ils endurent sans jamais pouvoir reprendre les rennes de leur destin. Les émotions de Frank accouchent non pas d’un sentiment subi mais bien d’un sentiment choisi. On pourrait nous répondre que c’est le traumatisme qui détermine le Punisher. Mais voici ce que dit Henri Bergson dans « Essais sur les données immédiates de la conscience » : « Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste. » De toute évidence, sous les traits que lui prête Dillon, c’est la personnalité intégrale et achevée du personnage qui décide. On y voit très clairement que le trauma a fusionné avec tout son être ; que le trauma EST le Punisher. L’art de Steve Dillon penserait alors ce précieux (parce que rare) libre-arbitre émergeant au sein de tous les déterminismes que nous subissons. Il peindrait même la victoire de ce libre-arbitre acharné qui, sur le visage du héros, perdurera tout au long des divers récits, allant jusqu’à transcender les scénaristes – de Ennis à Cloonan en passant par Dillon lui-même -, une résolution qu’il affichera continûment face à ses adversaires ou alliés. Bien sûr, le pinceau de Steve nous montre un Punisher résolu et imperturbable qui flingue tous les mafieux qui croisent sa route ; mais ne montrerait-il pas en même temps, d’une encre plus philosophique (et plus sympathique !), le libre-arbitre qui dézingue tous les déterminismes sur son chemin ?

[Bernard Dato]